14 - Ce qu'il Reste de Nous

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                Il y avait de ces moments, lorsque la peur et l'excitation se mêlaient, à la fois rumeur étouffée et silence pesant, aussi beaux qu'effrayants, qui semblaient figer le temps.


Cet instant était de ceux-là.

Lorsque les grandes portes s'ouvrirent, l'orchestre, jusqu'ici parant la salle de réception d'une mélodie de fond doucereuse, se tut. Les bavardages sourds cessèrent, et tous les regards se dirigèrent vers l'unique et tant attendue, celle qui alimentait tous les mythes, l'objet de curiosité du Palais. Le bruit de ses escarpins résonna dans l'immense pièce. Avant même de la voir, on savait déjà combien elle était magnifique. Il y avait dans cette seconde, ce souffle, une telle splendeur que les invités présents étaient, sans exception, tous suspendus à l'ombre de cette fille qui se profilait sur le balcon. Parmi l'assistance, nul ne s'en doutait... Mais ce soir, deux cœurs battaient la chamade. Deux cœurs hagards pour deux visages de glace.

À l'instant où les rayons de lumière des lustres se posèrent sur sa délicate silhouette, la salle entière retint son souffle. Mais parmi eux, un seul, un être fut bouleversé au point d'oublier où il se trouvait. Les yeux rivés sur la jeune femme, il était pétrifié. Son pire cauchemar et son plus grand rêve étaient en train de se réaliser. Tous deux au même moment.

Son retour.

Quant à elle, lorsque son regard se posa sur l'homme du trône, ses yeux s'emplirent de larmes. Elle était dans un rêve. Un rêve merveilleusement réel. Celui qu'elle avait vu mourir, quatre ans auparavant, était là, face à elle, miraculeusement vivant.

- Wyer, murmura-t-elle — et prononcer son nom lui donna l'impression de renaître.

- Son Altesse la Princesse consort Ezilly Hortensia Eleanor De Welborn !

Entendre son titre la fit frissonner. Et lui aussi. Ils avaient la sensation d'être soudain projetés dans le passé, quatre ans plus tôt. Le jour de leur rencontre. Qui était également celui de leur mariage.

Les seigneurs se ployèrent en une basse révérence. Ezilly, figée en haut du grand escalier, ne leur daigna pas un regard. Le reste du monde avait disparu. Elle n'entendait que les battements sourds de son cœur, ne sentait que le poids délicieux de l'alliance qui ornait à nouveau son doigt... Elle ne voyait que lui.

Comme dans un songe, elle posa un pied sur la marche. La tête droite, sa main gantée délicatement appuyée sur la rambarde sculptée de l'escalier, elle n'avait jamais eu autant de prestance. Wyer l'observa descendre les marches avec effroi et émerveillement. La jeune femme qu'il avait vue hier était l'adulte qu'était devenue son épouse : mais celle qu'il fixait à cet instant était le reflet de l'Ezilly qu'il avait rencontré, quatre ans auparavant. L'innocente enfant aux magnifiques yeux bleus, qui portait dans son cœur et sur son corps les cicatrices des blessures que lui avait infligées son père. Qui malgré toutes les épreuves traversées, avait illuminé sa vie de son sourire et sa tendresse. Celle qui lui avait offert le bonheur.

Mais Wyer contemplait le fantôme de son premier amour.

Car celle qui foulait à présent le sol de cette luxueuse salle de bal n'était pas cette enfant douce et naïve, mais une jeune femme qui avait tant été brisée, que son cœur ne ressemblait plus qu'à un cristal ébréché et fissuré. Ce ne fut que lorsqu'Ezilly fut assez proche de lui pour qu'il distingue son regard, qu'il comprit.

À quel point elle avait souffert.

La lueur qui faisait toute la beauté de ses yeux azur avait disparu.


Plus que quelques pas. Au fur et à mesure qu'elle se rapprochait, elle distinguait mieux les traits de son visage. Chaque mètre qu'elle comblait lui faisait réaliser combien elle avait rêvé de ce moment. Combien elle était heureuse. Combien il était beau. Elle ne voyait pas les nobles qui relevaient la tête à son passage, qui chuchotaient derrière elle, elle ne sentait même pas la centaine de regards posés sur elle. Il n'y avait qu'elle et lui, dans un tête-à-tête aussi terrible qu'extraordinaire.

Enfin, le supplice prit fin. Droite et majestueuse, Ezilly était au pied du trône. Les larmes perlaient sur ses joues, ses mains tremblaient, elle n'avait plus vraiment l'impression d'être vivante. Comment être sûre que tout ceci n'était pas un rêve ? Comment être certaine que le jeune homme devant elle n'était pas une énième illusion ?

Il la fixait d'un regard aussi froid et coupant que l'acier gris de ses yeux. Ezilly parcourut chaque trait de son visage comme si elle découvrait la plus belle merveille du monde. Mais elle eut beau chercher un tremblement, une hésitation, n'importe quel signe qui aurait pu lui prouver que Wyer était heureux, ou tout du moins touché par sa présence ici, il était aussi immobile qu'une statue, son visage aussi froid que du marbre, et son regard... Son regard était terrifiant d'indifférence.

Le cœur de la jeune fille fit un bond d'effroi. Non. C'était impossible. Wyer ne pouvait pas ne rien ressentir... Elle était son épouse. Celle pour qui il s'était sacrifié. Il devait simplement être trop bouleversé pour réagir...

Sous ses yeux écarquillés, il se redressa de son siège et se mit debout. Devant sa taille et sa carrure, elle se sentit alors minuscule. Elle le dévisagea des pieds à la tête. Où était le jeune garçon qu'elle avait connu ? Elle ne savait plus qui était cet étranger qui la fixait de ce regard si glacial.

En deux pas, il descendit les trois marches qui le séparaient d'elle. À cet instant, Ezilly oublia tout. Wyer était là. Seule sa présence l'importait. Quoi qu'il restât de lui, quoi qu'il restât d'eux... Elle avait retrouvé celui qu'elle aimait.

Alors, elle fit ce dont elle rêvait depuis une éternité.

Elle l'enlaça.

- Wyer... Tu m'as manqué.

WE ~ Tome IIDonde viven las historias. Descúbrelo ahora