PDV RAIN
"Alors, comment avancent les choses avec Bennett ?" je demande à Ava alors qu'elle verse son échantillon de vinaigrette sur sa salade.
"Le mariage se profile doucement Rain, j'ai l'impression de vivre un rêve. Un rêve que j'ai rêvé une centaine de fois. Et ça m'arrive, là, maintenant ! Tu imagines !?"
Je jette un coup d'oeil à mon assiette pour qu'Ava ne décèle pas la pointe de jalousie qui s'éveille en moi. Je suis heureuse pour elle, pour l'amour qu'elle porte à Bennett et pour leur magnifique poursuite du bonheur. Mais intérieurement, ma jalousie prend des proportions spectaculaires.
"A quand est-il fixé déjà ?"
Ava lâche un petit rire enfantin.
"Les faire-parts ne sont pas encore envoyés. Ne t'inquiète pas pour ça, je te garderai une danse" dit-elle un m'adressant un clin d'oeil complice.
"Je crains rendre Bennett jaloux en fait" j'ajoute d'un air malicieux.
Ava fait tomber sa fourchette et sa maladresse me rappelle à quel point cette femme est authentique. Je me suis toujours demandé ce que ça faisait d'être dans sa peau, en ce moment. Sachant qu'en rentrant chez soi, on retrouvera la personne que l'on chérit le plus au monde. Qu'il y aura toujours une pensée secrète pour soi. Je trouve ça magnifique.
Ava s'affaire à ramasser sa fourchette, pendant que je prends une grande bouchée de lasagnes.
"Viendras-tu accompagnée Rain ?"
Sa question, bien que gânante reste toute naturelle. Elle me prend au dépourvue, j'ai presque envie de partir et laisser cette affreuse question en suspend.
Je ne peux pas venir avec Hunter. J'ignore si j'en ai l'envie. Mais ce serait un bon moyen de me rendre la pareille. Arpès tout je l'ai dépanné l'autre jour. Seulement je ne veux pas le mêler à ça, il serait capable de me faire regretter de l'avoir invité.
"Euh... non, je pense que non Ava. Je viendrais seule. Toute seule"
"Oh très bien. C'est toi qui voit après tout, mais si jamais tu changes d'avis dans les prochains jours, informe-moi rapidement"
Même si la perspicacité d'Ava, m'impressionne, elle me rappelle aussi à quel point je peux être solitaire. J'engouffre une bouchée -trop chaude- de lasagnes dans ma bouche. Une question vient soudain me tarauder.
"Comment ça s'est passé avec Bennett ?" je demande en fixant Ava.
"De quoi parle-tu Rain ?" m'interroge-t-elle perplexe.
Je reformule ma question, que je trouve tout à coup stupide. Mais trop tard, je poursuis d'un air serein. Du moins j'essaye de le montrer le plus serein possible.
"Comment Bennett t'as eu ?"
Je réalise tout de suite que ma reformulation est encore pire que la question initiale. On dirait un objet. Je pries secrètement pour qu'Ava ne le prenne pas mal. Ce n'était pas mon intention. Je mords les parois de ma bouche, frustrée.
"Oh ça Rain... Ca a prit du temps"
J'ai l'impression horrible de parler à ma mère. Je chasse cette pensée de mon cerveau et me reconcentre sur sa tirade.
"Bennett n'était pas encore l'avocat invétéré qu'il est aujourd'hui. Il était idiot et inscoucient avant. Pas très avenant c'est vrai, mais propre sur lui. J'ai remarqué ça dès que mes yeux ont eu l'idée de se poser sur sa personne. Il n'était pas non plus aussi sportif qu'aujourd'hui. J'ai même le sentiment que depuis qu'il est avec moi, il a totalement changé !"
Je l'interrompt avant qu'elle ne pense avoir une mauvaise influence sur lui.
"Il a bien évolué Ava. L'homme évolue inévitablement, et encore mieux quand une femme est à ses côtés. Peux-tu poursuivre ?"
Ava opine habilement en me laissant un dernier sourire.
"J'étais perdue dans l'aéroport de Sydney ce jour-là. Ma soeur avait oublié que j'arriverais plus tôt que prévue. Je faisais la queue au guichet et cet imbécile m'a percutée. Dans l'action, j'étais entrée dans une colère plus noire que le café que je bois d'habitude, mais quand il s'est retourné et dès qu'il m'a sourit, j'ai malheureusement sus que je ne resterais pas fâchée longtemps. Il m'a eue avec son foutu "bonjour", avec cette accent australien que j'adore chez lui. Dès fois, j'aimerais secrètement lui voler sa voix pour m'entendre parler avec toute la journée"
Je souris malgré moi. Sa façon si sincère, si douce de parler de Bennett... Je ne peux tout simplement pas faire semblant de ne pas être affectée. N'importe qui le serait. Ava poursuit son monologue derrière les bruits de la ville.
"Bennett n'est pas parfait, loin de là. Il ne sait pas faire une lessive, j'ignore même si il sait comment la machine à laver fonctionne ! Mais toutes ces choses, ces petites choses ridicules qui m'éxaspèrent à propos de lui me rappellent toujours à quel point je l'aime pour ça. Il fait des erreurs, et ne les corrige pas toujours, mais c'est le seul moyen que j'ai de vérifier que je ne vie pas un rêve éveillé. Ses imperfections me le prouvent tous les jours"
"Vous avez réellement de la chance de vous avoir" je murmure en reculant mon assiette vide.
"Tu sais Rain, parfois je me dis que si mon vol était arrivé à l'heure convenue, je ne l'aurais probablement jamais rencontré. Je serais passé à côté de lui sans m'en aperçevoir. Et ça, c'est terrible, quelles qu'en soit les circonstances"
J'entame mon tiramisu en réfléchissant à la profondeur de sa dernière remarque. Elle me fait froid dans le dos. L'idée de manquer quelqu'un d'important, parce qu'on ne le rencontre pas au bon moment, ça a de quoi bousculer mes pensées.
"Ca reste une question de temps au final" dis-je en croisant les jambes.
"Exactement, l'homme dépend du temps"
***
PDV RAIN
"Merci pour le déjeuner Rain, j'ai passé un agréable moment en ta compagnie" déclare Ava alors que nous pénétrons dans le journal.
"C'est partagé Ava" j'ajoute en lui souriant de toute mes dents.
Je l'enlace chaleureusement puis tourne des talons. Depuis le milieu de repas une urgente envie de me rendre aux toilettes me poursuit. Mais je ne voulais pas gâcher le moment si rare que j'ai passé avec Ava. Je cours vers les toilettes du personnel. En plusieurs foulées irrégulières, j'y suis sans mettre foulée la cheville. Mon envie est perssante, je ne peux plus attendre. J'entre furtivement dans la pièce, cherchant du regard la première cabine disponible.
Je me liquéfie en remarquant des urinoirs pendus à chaque murs. Et je manque un battement de coeur, en voyant Briscoe debout devant l'un deux, remarquant au passage, ma présence malvenue. J'ouvre la porte et vérifie le panneau qui se trouve dessus.
Les toilettes pour hommes ! Bordel de... !
Je ressors aussitôt de la pièce sans lui adresser d'autres regards et me dirige vers les vraies toilettes pour femmes.
Quand j'ai finit, je m'observe dans le miroir. Suis-je maudite ? L'entretien avec Briscoe s'est déroulé sans gros problèmes, et là je le surprends en train d'uriner ! Quoi que en fait c'est plutôt lui qui m'a surprise en train de le regarder faire ! Je rougis de plus belle !
Une honte démesurée me consume complètement. Je me frappe les joues devant le miroir en sautant sur place. Essayant en vain de trouver un moyen d'effacer les dernières dix minutes de ma mémoire à tout jamais.
Je passe de l'eau sur mon visage. De l'eau fraîche qui devrait m'aider à faire le tri dans ma confusion. Je me recoiffe rapidement, optant maintenant pour un chignon mal-fait. J'ai juste envie de rentrer chez moi et de prendre un Twinings et un bouquin. Quelque chose, qui m'aidera à évacuer ce moment pénible. Et à me faire un peu oublier.
Je jette un coup d'oeil à mon portable en passant le battant de la porte. Mon visage se heurte à un nouveau séquoia.
Je lève doucement la tête pour aperçevoir le visage inpénétrable de Briscoe. Merde. J'essaye dans la seconde de garder mon job.
M'attendait-il ?
"J'ignorais dans quelles toilettes je venais d'entrer à l'instant, j'étais juste pressée" je lance en regardant son visage.
Briscoe m'observe me défendre comme une enfant qui vient de faire une bêtise. Son visage s'adoucit soudain.
"L'image est pourtant plus expressive que ce que pourrait en dire des mots"
Je jette malgré moi un nouveau coup d'oeil au siglo sur la porte. J'aurais pu éviter ça. Son air soudain prétentieux ne me réconforte pas du tout.
"Je vous présente mes excuses Monsieur Briscoe"
Une de ses mains -j'ignore précisément laquelle- se pose sur une de mes épaules. Je le regarde toujours avec intensité, comme si ça allait le convaincre de me croire.
"Vous être surprenante Rain, c'est un atout"
Je lâche un rire sans m'en rendre compte. Suprenante ? Non, juste empothée.
"Je tâcherais d'en profiter alors"
Idiote, il va croire que tu te fiches de ce qu'il dit ! Je regagne mon sérieux non sans redouter sa prochaine réplique.
Briscoe me jauge maintenant avec un regard ferme, presque invisible. C'est là que je remarque ses iris bleues. D'un bleu profond, unique, couleur lagon. Je continue de l'observer, sans rien dire, subjuguée.
Peut-être que ça ne la pas gêné que je le vois dans cette position. Une image qui restera à jamais gravée dans ma mémoire. Même si j'aurais sincèrement aimé vouloir l'effacer.
"Essayez de ne pas perdre cette qualité Rain" dit sa voix grave, alors que son corps se rapproche lentement du mien.
"Si vous vous souvenez de me le rappeler, il n'y aura pas de problème"
Je recule d'un pas, et serre la poignée de mon attaché-case plus fermement. C'est mon boss, comment puis-je parler comme ça avec lui ?
Je me ressaisis.
"Je... je vais vous laisser Monsieur Briscoe"
Il jette un coup d'oeil à l'imposante montre qui est accrochée à son poignet.
"J'espère sincèrement que vous finirez par m'appeler Auberon Rain, ne serait-ce que pour me faire plaisir" lâche-t-il en me souriant largement.
Je lui rends un sourire un peu moins enthousiaste et pars en direction de la sortie du journal. Je finis par lui adresser une dernière formule de politesse.
"Bon eh bien alors je vous laisse, et je vous présente une nouvelle fois mes excuses pour l'incident de tout à l'heure"
"Croyez-vous aux coïncidences Rain ?" me demande-t-il.
J'affiche un visage interdit, probablement livide où toute trace de circulation normale de sang dans mes veines, semble s'être arrêtée. Je déglutis.
"Pardon ?"
"Pensez-vous que certaines choses se passent parce qu'elles doivent arriver ?"
J'entends les battements irréguliers de mon coeur tambouriner dans ma poitrine. Je cligne plusieurs fois des yeux afin de me raisonner. A quoi veut-il en venir ? Je réponds avec impulsivité, advienne que pourra.
"Je pense surtout que ces choses comme vous dîtes, sont provoquées par les gens qui en sont témoins, parce leur instinct" fais-je rapidement, ne voulant pas commencer un débat argumentatif ennuyeux à cette heure de la journée.
Le sourire satisfait et enjôleur que Briscoe me lance me fait baisser la tête. Des centaines de pensées contradictoires bataillent pour établir une seule et même conclusion. Mais peu importe le temps qu'elles y passeront, ce ne sera pas concluant. Je serre mon attaché-case contre ma poitrine et décide de mettre un terme définitif à cette conversation étrange.
"Bonne journée Monsieur Briscoe !" dis-je sèchement.
Je dévale les escaliers à grandes enjambées. Dès que la porte d'entrée apparaît, je me rue dessus et quitte le bâtiment.
Dans le taxi, je repense à tout ce qu'il s'est passé depuis ma première entrée dans le journal. Je repense plus précisément à la phrase de Briscoe sur les coïncidences. J'avoue qu'elle m'a perturbée, et encore maintenant, elle reste un énorme point d'interrogation. Je me ressasse aussi le déjeuner avec Ava. J'ai apprit des choses sur elle et Bennett certes, mais j'ai surtout comprit pourquoi les choses n'avancent pas dans ma vie. Je ne suis pas maître du temps, alors si tout ce que je peux faire est attendre, je vais aller à la rencontre des évènements.
FIN DU CHAPITRE VINGT-SEPT