Quinzième Partie

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Linguère

« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. » Lamartine

Ce décor était renversant. 17ème étage, vue sur l'Atlantique. Les vagues qui déferlaient sur un rivage que des pieds innocents comme coupables foulaient. Qui est qui ? Qui fait quoi ? Je devinais aisément des éclats de rire que je ne pouvais entendre. Cette vitre qui nous séparait, cet espace qui atténuait le moindre son. Je les voyais. Vieux, adultes, jeunes à la fleur de l'âge. Un peuple qui a tellement l'habitude de mougn (se résigner) qu'il a fini par être blasé, se tournant vers tout ce qui pourrait, l'espace d'un instant l'apaiser. Le ludique. Du ludique et encore du ludique. Donnez-moi ma dose pour me calmer, oublier, juste un instant. Encore. Oui, j'en veux. Mettez m'en plein la vue, bouchez-moi les oreilles, distrayez-moi. Je vous en supplie, faîtes-moi oublier ce goût. Ces relents de tout ce qui me manque, de la précarité qui m'accable et que des promesses juraient de chasser. Ils m'oublient dès qu'ils posent leur derrière sur le siège, s'engraissant de tout ce qu'ils m'arrachent sans même que je n'ai le droit d'y toucher, ou même d'en connaître l'existence. Ils me jettent la poudre aux yeux pour m'empêcher de les voir. Moi, tout ce que je demande, c'est qu'eux, ils me voient. Me voyez-vous, messieurs dames ? Je suis là. Je suis ton frère dont le cv finit chez la vendeuse d'arachide, malgré les va-et-va de vingt-quatre années, la sueur endurée dans les bus bondés, les repas douteux sans autre alternative sinon la faim. Je suis ta sœur qui se fait poignarder et sombre dans l'oubli. Je suis ton enfant qui est sacrifié, pourtant tu disais que j'étais ton avenir. Je suis ta mère que ton système de santé malmène. Je suis ton père qui ne connaît pas le repos de la retraite. Je suis ton peuple. Alors je t'en supplie, regarde-moi, et agis. Je suis prêt à y mettre du mien, mais j'ai besoin que tu me voies pour cela. Manque de réponse et de bol, boum la trappe m'a avalé. Ludique et encore du ludique. Ma vie se résume à cela maintenant. Alors soyez clément parfois et faîtes preuve de compréhension quand vous voyez que je m'abêtis.

Ah, la vie ! Quel spectacle ! Pleine de péripéties, elle est là à nous faire espérer et nous narguer quand ça lui chante. J'admirais la bravoure de ces gens qui, après tout gardaient le sourire, ils en devenaient même distraits. Un couple se promenant sur le bord de la route, main dans la main, l'air inébranlable, attira mon attention. L'habit ne fait pas le moine mais ces deux-là, je devinais largement à quel point j'étais financièrement plus aisée qu'eux. Pourtant ils avaient l'air tellement plus heureux que moi. Amour ! Voilà, ce qui le justifiait. Amour ! Quoique j'en avais moi aussi dans ma vie, de l'amour. J'aimais mes enfants, ceux qui m'entouraient. J'aimais mon travail, que j'accomplissais d'ailleurs avec la plus grande des dévotions. J'étais déterminée à faire ce pour quoi j'ai été choisie, la justice. Depuis ma nomination, j'ai pas mal fait le ménage, mais j'avoue que certaines situations me dépassent. Des dossiers classés, des cas sans poursuite, auxquels même moi, la ministre de la justice je n'avais pas accès. Paradoxal non ? Mais c'est ça le système. Donc je faisais du mieux que je pouvais, avec le peu que j'avais. Moi, je vous vois. Je déchiffre vos peines voilées par vos sourires. J'en ai des peines moi aussi. Et je n'ose les crier nulle part. Après tout, qui m'écouterait ? Alors je me tais, et comme vous, je souris et je réponds « Oui, ça va. » lorsqu'on me pose la question.

Plongée dans mes pensées pendant ces quelques minutes de pause que je m'accordais, tout devenait vide d'un coup. Je me perdais dans le gouffre de ma solitude. Mon Sirius d'antan n'était aujourd'hui qu'un trou noir sans fin. Habib, mon cher et tendre Habib. Que tu me manques, mais que je te hais tout en te désirant ! Tout ça, sans toi. Pourquoi ? Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous fait goûter à une si belle chose pour ensuite me l'arracher de la bouche ? Résigne-toi très chère, reprends-toi ! Non laissez-moi me souvenir, désirer, avoir envie, l'espace d'une seconde ! Ensuite, je redeviendrais raisonnable. Une femme forte, influente, a aussi le droit d'aimer, de pleurer, une féministe si vous voulez l'appeler comme ça, a le droit de se sentir seule, d'être triste parce qu'un homme lui manque. Fatou Diome dit que l'éternité est une peine que rien n'allège, donc osez imaginer mon affliction pour cet amour que je sens éternel et comprenez-moi si vous ne pouvez me laisser en paix.

Je fermai les yeux pour mieux l'imaginer quand soudain une voix m'arracha des nuages, venant me pénétrer jusque dans les entrailles. Cette voix, je la connaissais, la plus douce sur terre, la seule, l'unique.

- Alors c'est ici le trône de notre Linguère ?

- ...

- Excuse-moi mais j'ai dû soudoyer ta secrétaire pour qu'elle ne m'annonce pas. Ne lui en veux pas, je voulais te faire une surprise.

- Habib !!!

Ce fut le seul mot qui réussit à se glisser entre mes lèvres quand je me retournai.

« Les sages-femmes savent que lorsqu'il n'y a pas de douleur, la voie ne peut être ouverte pour le bébé et la mère ne peut donner naissance. De même pour qu'un nouveau Soi naisse, les difficultés sont nécessaires. Comme l'argile doit subir une chaleur intense pour durcir, l'amour ne peut être perfectionné que dans la douleur. » Shams de Tabriz

Linguère  -  (Terminée) Where stories live. Discover now