Quatorzième Partie

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Seynabou

« Pour les pauvres, vivre c'est nager en apnée, en espérant atteindre une rive ensoleillée avant la gorgée fatale. » Fatou Diome

Rien de mieux qu'une bonne douche chaude le matin, ou même froide si on a la chance d'avoir ce luxe. Je sentais les gouttes caresser ma peau telle la douce brise qui nous embrasse le visage un matin, à côté de la plage. Front au mur, yeux clos, ouïe attentive à tout souffle de vie. Ce bruit de fond que l'on entend lorsque tout est calme, mélangé aux clapotis des gouttelettes qui s'écrasent sur le fond blanc. Apprécier la vie, chaque millimètre cube d'oxygène inhalé, sentir ses poumons tremblants se remplir jusqu'à limite, souffler. Alhamdoulillah (Je rends grâce à Dieu).

Penser, comparer. Alhamdoulilah ! Je pensais. Aux personnes qui ont oublié la sensation de l'eau saine qui recouvre le corps de la tête aux pieds, le cœur serein. Talibés, ou devrais-je dire enfants de la rue ! Car dans la rue, tu les trouveras, tendant la main. « Talibé ngui yalwane » (Le Talibé demande l'aumône). Dans la rue, lui donne-t-on par charité ou juste parce que le marabout nous l'a recommandé ? « Am Yalla jox la wala am sëgn bi diguël ma ? » (Par la grâce de Dieu ou bien parce que le marabout me l'a ordonné ?). Jamais il n'est prévu lorsqu'on pèse le riz chez Diallo boutique mais aura quand même sa portion si jamais il passe à midi. Mafé, Thiébou jën, Soupou kandja, toutes les saveurs dans la même coupelle, il est preneur. Il parlera ensuite dans sa barbe pour te débiter toutes prières. Sans forcément comprendre, tu diras « Aaaaaamiiiine, Aamiine way », « Ioe tamit Yalla nga mokal alkhuran » (Je te souhaite de maîtriser le Coran). Comme si le charlatan qui lui servait de « maître » s'en souciait. Lui ce qui l'intéresse c'est le nombre de pièces de francs CFA rapportées le soir. Ce qui le préoccupe c'est comment entretenir la dernière minette ciblée, pour rejoindre les rangs dans son harem. Gare à toi, enfant sans défense si le compte n'est pas au rendez-vous. Ta peau en paiera les frais. Il t'assènera de coups jusqu'à ce que ta chair se déchire. Moi qui pensais que l'esclavage était aboli. « Droits de l'homme », « Droits des enfants ». A croire que l'UNICEF ne pense pas à eux quand il dit « enfants ». Ne méritent-ils pas l'appellation « enfants » ? Non, j'oubliais, ce sont des talibés, de simples petits talibés. Mais si leurs propres parents les réduisent à cette condition, sous prétexte d'un manque de moyens, je me demande qui est bien placé pour se soucier d'eux. Pauvre petit chou, garde ton sourire. De toute ton humanité, c'est tout ce qu'ils ne pourront jamais te dérober. Alors garde-le. Même si tes pieds te font souffrir le martyr, fendillés, non par le défilé des âges mais celui des paysages, garde-le. Même si on regarde cette crasse sur toi tel un vêtement qui te définit, garde-le. Même si l'habitude a fait de cette odeur ta fragrance Armani, garde-le. Même si tendre la main est devenu un automatisme chez toi, garde-le.

Connaissez-vous le poids d'une main qui se lève pour murmurer « Mayma ! », « Abal ma ! » (Donne-moi ! Prête-moi !). Comme si la pesanteur évoluait à l'exponentielle, comme si le frottement de l'air se multipliait par mille. Cette colle-force à la place de la salive entre ces lèvres qu'une dignité s'effritant ne veut séparer, la lourdeur du soleil que l'on sent sur un dos que l'on n'ose redresser, ces poids tirant sur nos paupières pour éviter que des regards se croisent. « Mayma ! », « Lébal ma ! ». « Talibé ngui yalwan ! », « Baye Fall'angui madjal ! » (Les Baye Fall font la quête). Si tu n'as jamais connu ce goût aigre de la vie dans la bouche, c'est parce que tu es sûrement bien né, ou né avec le bon nom de famille. Le cousin du cousin du petit fils de... Et puis voilà, moi je n'ai pas besoin de travailler et surtout pas tendre la main, je reçois mes « Adiya » (Cadeau fait au marabout), vous me le devez bien, vous me le devez de par ma naissance, de par ma position par rapport à vous devant Dieu. « Talibé ngui yalwan ! » « Baye Fall'angui madjal ! » « Sëgn ban gui djeul adiya yi ! » (Le marabout récupère son dû !). Gare à toi petite Seynabou rebelle, tu n'entreras pas au paradis si tu n'obéis pas à sëgn bi. Ah bon ?! Et bah, tant pis pour moi. Mais je ne vivrai pas l'enfer sur terre pour assurer ton luxe.

Bienvenue chez moi. Pays de la Téranga (Hospitalité), du Masla (Consensus, Règlement de conflits à l'amiable), du Mougn (Résignation), du Massa (Compassion), du Deg ndiguël (Obéissance), pays du musulman à la carte. Dieu, j'y crois quand je veux et comme cela m'arrange. Quelque chose à rajouter ? Non rien. Excuse-nous.

Au même moment où je daignais sortir de la douche, mon téléphone vibrait au rythme de mes poils qui se hérissaient sous l'effet de la climatisation.

« Allô Habib ! »

...

« Il y a plus de faux gourous et de faux maîtres dans ce monde que d'étoiles dans l'univers. Ne confonds pas les gens animés par un désir de pouvoir et égocentristes avec de vrais mentors. Un maître spirituel authentique n'attirera pas l'attention sur lui ou sur elle, et n'attendra de toi ni obéissance absolue ni admiration inconditionnelle, mais t'aidera à apprécier et à admirer ton moi intérieur. Les vrais mentors sont aussi transparents que le verre. Ils laissent la lumière de Dieu les traverser. » Shams de Tabriz

Linguère  -  (Terminée) Where stories live. Discover now