Troisième Partie : Une longue nuit - 2

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Linguère

« Que ne puis-je exprimer ce que je sens si bien et comment sens-je si bien ce que je ne puis exprimer ? » Montesquieu

Je pus enfin prendre cette douche tant convoitée depuis cette après-midi. Dans la chambre, Habib dormait, ou du moins, il faisait semblant de dormir. Il a suffi que j'effleure le lit pour que mes larmes reprennent de plus belle. Ces larmes chaudes et silencieuses. Je réprimais tout son au fond de moi, à l'autre bout du lit. J'aperçus la silhouette de Habib à travers le miroir, vérifiant si je dormais. Il tenta de me toucher mais se ravisa. « So ma lalé bama xaagn la » (Touche moi et je te casse la tête). Je fermai les yeux pour oublier, suppliant Morphée de venir à mon secours, mais il fit la sourde oreille. Cette nuit s'annonçait sans fin. Fermer les yeux n'y changeait rien. Parfois, c'est en fermant les yeux qu'on voit mieux les ténèbres de ce monde. Je voyais l'obscurité auréolant mon mariage dans cette nuit accablante, dans ce lit désacralisé. Depuis quand tout cela durait-il ? Avait-t-il osé revenir de ses escapades, me regarder droit dans les yeux, me dire qu'il m'aimait, me toucher, m'embrasser, me souiller de la sorte. Avait-il osé ? Pendant des heures, toutes les images défilaient devant moi, des plus charmantes aux plus laides.

Le prénom de Khady me hantait. Khady. Khady. Khadijatou Mbaye. Quelque chose en cette fille suscitait en moi tellement de commisération. Au début de son stage chez nous, son regard était parfois vide et rempli de tristesse. Ce n'est qu'après qu'elle a commencé à prendre pied et à s'intégrer, à avoir une mine plus joviale, mais gardant toujours ses réserves et se faisant discrète la plupart du temps. Je n'avais pas demandé à mon mari trop de détails sur leur rencontre. Il m'avait demandé de lui offrir un stage avec tact :

- Chérie, j'ai un truc à te proposer, m'avait-il dit alors qu'il préparait le dîner. J'étais assise sur le canapé, pianotant le clavier de mon ordinateur

- Dis-moi mon cœukhhhh, avais-je répondu. Il détestait quand je l'appelais comme ça.

- Tchiippp, fit-il, souriant et secouant légèrement la tête. « Moytou fé wathiou rek » (Evite de vomir)

- Ça te dit qu'on joue à FIFA après le dîner. Et...

- Ouiiii FIFAAAA. Allez maman, dis oui s'iltplaiiit ! L'avait coupé Eli, tout excité. Il avait arrêté de jouer avec sa sœur dès qu'il avait entendu le mot magique. Il était maintenant sur le canapé, ses bras enlacés autour de mon cou, me faisant mille bisous avec ses « s'il te plaît » à n'en plus finir.

- « Wa xaaral ! » (Ok attends !), lui avais-je dit.

Habib mimait un « désolé » avec ses lèvres, en se tirant les lobes des oreilles. Je lui avais mimé à mon tour, ouvrant grand les yeux et avec toutes les expressions d'énervement imaginables sur mon visage, espérant qu'il comprenne lui et que le petit monstre derrière moi ne nous entende : « Tu sais très bien que FIFA est strictement interdite dans cette maison pendant les jours de semaine parce que je ne veux pas que ce petit monsieur soit accro à la télé et à ces jeux de merde. »

- Oui je sais, avait-il répondu de vive voix. Mais ce sera avec toi. Et si tu gagnes, tu me demandes ce que tu veux. Par contre, si moi je gagne tu me rends un service sans rechigner.

- Mais bébé, tu sais que tu peux me demander ce que tu veux. Pourquoi t'as besoin de F-I-F-A comme moyen ?

- Pour que tu le fasses sans me poser trop de questions. C'est comme une sorte de pari.

- Parce que tu sais que tu vas gagner. Je suis nulle à ça.

- Mais non tu te débrouilles bien.

Hmmm... Après une seconde de réflexion, j'avais décidé d'utiliser sa ruse contre lui. Moi aussi je voulais qu'il fasse un truc qu'il avait refusé sans se douter que je n'avais pas lâché l'affaire.

- Bon. On joue tous ensemble à FIFA demain et pas samedi. Je me mets avec mon garçon et toi tu prends ta fille.

- Ouaaaais trop cooool !! Criait Eli en sautillant sur le canapé. Tu es la meiiiilleure maman de touuute la Terre entière.

- Mais... faisait Habib avec des points d'interrogation autour de la tête, sentant l'arnaque qui se préparait.

- C'est ça ou rien. Avais-je conclu, feignant de me reconcentrer sur mon ordi.

- D'aaaccord MA-DAME ! Avait-il fini par lâcher en me faisant une révérence.

Je pris alors mon téléphone et envoyai un SOS à Hamid, la bête de jeux vidéo du bureau.

« Opération FIFA au bureau demain. Amène ton arsenal.

TA PATRONNE »

Cette dernière précision était pour qu'il sache qu'il n'avait pas le choix. Je peux être une diablesse parfois, je sais.

Le lendemain Hamid m'avait fait une formation accélérée à FIFA pendant la pause déjeuner. Et devinez quoi, j'avais pu battre Habib de justesse avec l'aide des enfants que j'avais un peu corrompus d'ailleurs. Mais juste un chouïa de corruption, rien de bien signifiant. Ensuite, j'avais attendu que les enfants soient au lit avant de lui réclamer mon dû. Je voulais qu'il accepte que j'achète une maison à Diamniadio. Vu la mouvance du pays, je trouvais que ce serait une bonne acquisition pour plus tard, mais lui jugeait cela comme un gaspillage parce qu'on avait déjà une maison très conviviale et bien située. Mais j'avais quand même fait les démarches pour. Il me restait juste sa signature pour être mon garant, comme ça je pourrais payer la maison en plusieurs mensualités. Il avait signé, c'est un homme de parole. Enfin, c'était. J'étais tellement contente que je lui avais demandé ce que lui voulait. Après qu'il m'ait expliqué qu'il avait rencontré Khady par pur hasard la veille et qu'elle avait besoin d'aide, sans plus de détail, je l'avais fait. J'avais ouvert les portes de mon cabinet à cette fille inconnue sans lui poser davantage de questions. J'avais foi en mon mari.

Après ce flash-back, l'escale suivante fut le visage de Karim, le petit boud'chou. Mais je fus aussitôt prise de panique lorsque qu'une pensée évidente me vint à l'esprit. Non pas ça. Pas ça. Non. Je commençai à étouffer et mon cœur battait à tout rompre. Puis, je fus saisie de douleurs pelviennes insoutenables. Je tremblotais, suant à grosses gouttes. La dernière chose que j'entendis fut la voix de Habib. « C'est quoi tout ce sang ? Linguère est-ce que tu m'entends ? Linguère... ». Ensuite, le noir total, plus sombre que jamais.

« Une vie, c'est une histoire. Et une histoire n'est pas forcément un conte de fées. » Yasmina Khadra

Linguère  -  (Terminée) Where stories live. Discover now