Troisième Partie : Une longue nuit - 1

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Linguère

« L'action ne fait pas le crime, c'est la connaissance de celui qui le commet. » Montesquieu, Lettres Persanes

Arrivée chez moi, franchir la porte me parut être un lourd fardeau. « Chez moi », drôle de qualification. Qu'est-ce qu'il restait de cette maison, de ce foyer. M'appartenait-il ? Seuls mes enfants étaient l'aimant attirant le métal que je suis dans ce bâtiment. A part mes enfants, que j'ai portés pendant neuf mois dans mon ventre, rien n'était vraiment mien ici. Habib était là, terré dans le noir, à m'attendre sûrement.

- Les enfants ?

- Ils ont mangé et je les ai mis au lit. Répondit-il, sa voix vibrant de toute l'angoisse du monde.

J'allai alors réchauffer le dîner au four et le mis dans deux assiettes différentes tout naturellement. Jamais un Dibi fumant ne s'était mangé avec une telle froideur. Je me souviens qu'on avait toujours aimé cette grillade de viande. On s'en léchait les babines, le mangeant ensemble dans ce papier huilant de graisse. A chaque fois qu'il en restait un bout, le plus rapide de nous deux s'en accaparait, faisant courir l'autre à en perdre haleine. A bout de force, assis par terre, on finissait par partager, comme on avait partagé tout ce qu'on avait jusque-là. Enfin, presque. L'autre lui, je ne connaissais point, cette vie cachée, il avait pris soin de m'en exclure.

Pendant tout ce temps où je dressais la table, il était aux aguets de mes moindres faits et gestes, comme un hibou perché sur un arbre. Il s'attendait sûrement à subir toute mon ire. Mais je ne voulais pas en parler, ni rien entendre non plus. J'étais dans une sorte de surdimutité et je ne savais pas quand j'allais en sortir, je ne savais pas. Ou ne le voulais-je tout simplement pas ? C'était comme si mon cœur s'était barricadé, voulant se protéger de l'affreuse réalité qui était là, criarde. Ne pas en parler était pour moi une façon de m'accrocher à un Habib chimérique, un Habib qui n'était plus. Je dévorais mon assiette comme si je n'avais jamais mangé de ma vie. Dans un silence éloquent, nous étions assis l'un en face de l'autre. Je le surpris me fixant, l'air éberlué par mon appétit. Il baissa aussitôt le regard. Je me levai alors, débarrassai ma place, puis montai voir mes enfants.

Ani ne dormait pas. Je la surpris en train de chanter une berceuse à sa poupée. « Aka dodj xalé bi ! » (Cette petite fait plus que son âge.)

« Ayoo néné

Néné néné touti

Touti Saaooum (Touti Saloum)

Ayoo néné »

Chuchotait-elle, pour ne pas réveiller Eli j'imagine.

J'aurais bien aimé que ma maman soit là pour me chanter une berceuse moi, cette nuit.

- Pssst, princesse !

- Mamaaan !

Je m'invitai alors dans son lit la serrant contre moi, puis je lui chuchotai :

- Tu ne dors pas toi ?

- Xalé bi momay sonal day djoy (C'est la petite qui me fatigue avec ses pleurs)

- Hmm... Xaral mame booy naxal lako kone (Attends, laisse sa grand-mère la calmer pour toi)

- Yaay yaay nékoufi (Ils appelaient leur mamie Yaay yaay) ! Dafa dem djapalé xalé yi (Grand-mère n'est pas là, elle est partie aider des enfants)

- Wakhouma Maman Daba. Mane la wakh. Sou féké yow yay Yaye am kay man may Mame am. Dou deug ?! (Non pas ta grand-mère à toi, je parle de moi. Si tu es sa mère, alors je suis sa grand-mère. N'est-ce pas ?!)

- Wayé mom Poupée la dé dou sama dome deug daniouy foo. (Mais tu sais, elle c'est une poupée en vrai, on joue seulement)

*** Rires réprimés ***

« Thiey xalé ! Molay dougal si ay délire am ba paré fen lo la, deux minutes après. » (Les enfants sont les êtres capables de t'emballer dans leur jeu, et te démentir à la seconde qui suit.)

- Wa légui nélawal sama taaw bou jiguen bi goudi na (D'accord ! Dors maintenant ma fille aînée, il se fait tard.)

La lueur de la lampe de chevet nous faisait des ombres flottantes sur le mur. Telles les ombres de vieilles amies dans leur conciliabule, au tréfonds de la nuit noire, loin de toute oreille indiscrète. Je repris sa berceuse, la lui fredonnant dans une autre mélodie :

« Ayoo néné Ayooo

Ayoo néné touti

Ana sama néné

Néné loumouy djoy

Khana dafa namone Yaayam Yaayam »

(Ayoo mon enfant Ayoo

Ayoo mon petit enfant

Où est mon enfant ?

Mon enfant, pourquoi pleure-t-il ?

Sa maman lui manquait.)

Ce n'est-que quand je sentis cette humidité sur mon bras que je me rendis compte que je pleurais. C'était parti, et c'était le début d'une longue bataille face au destin.

« L'amour maternel survit à toutes les déceptions, à toutes les blessures et à toutes les offenses. » Louise Colet

Linguère  -  (Terminée) Where stories live. Discover now