Quatrième Partie - 2

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Linguère

« Tu oublies que j'ai un cœur, une raison, que je ne suis pas un objet que l'on se passe de main en main. Tu ignores ce que se marier signifie pour moi : c'est un acte de foi et d'amour, un don total de soi à l'être que l'on a choisi. » Mariama Bâ

J'ai demandé au médecin de ne laisser entrer personne, j'ai dit que j'avais besoin de repos, chose qu'il savait déjà. J'avais tellement mal en revoyant son visage, que douleur, mépris seraient des euphémismes pour décrire les sentiments qui m'animaient. Je venais de perdre mon bébé, je savais que c'était inéluctable, ça allait arriver de toute façon, indépendamment de Habib. Mais je voulais avoir une raison de le détester, de lui en vouloir, de le punir, le torturer. Je voulais qu'il soit le responsable de la perte du bébé, je voulais le haïr pour perturber mes enfants de la sorte, leur infliger tout ça, les trimballer de gauche à droite au milieu de la nuit. Tout cela me rongeait, tout cela me faisait mal et je n'avais pas de maman chez qui aller pleurer, demander conseil. A quoi cela aurait servi d'ailleurs ? Vu comment cette dame vénérait Habib, j'étais sûre que de là-haut, elle me criait « Mounieul » « Goor la » (Résigne toi et endure. C'est un homme). Wayé goré gënoul goorem (Être loyal n'est-il pas mieux que d'être juste un homme) ? Et Maman Daba non plus n'était pas là. Elle, elle aurait partagé mes peines, elle aurait compris ce que j'endure en ce moment. Elle m'aurait guidée, elle qui est pleine de sagesse.

Être mariée à quelqu'un pendant neuf ans. Neuf longues années, où il était le cœur de toute ta vie, tes choix, tes habitudes. Neuf longues années où tu as tout partagé avec lui, où tu lui as donné tout ce que tu avais, où tu as essayé de lui offrir même ce que tu n'avais point. Habib Waly Ndiaye, comment as-tu pu ? « Lane la la def ? » (Que t'ai-je fait ?). Moi qui croyais que tu étais... parfait pour moi. Moi qui pensais être tombée sur l'homme idéal à ma vie. Il semblait si amoureux de moi. Comment a-t-il pu en fréquenter une autre ? L'aimait-il ? Il avait tellement fait pour moi. Il m'avait même aidée à monter ma boîte après la naissance de nos jumeaux. Il avait toujours été là. Depuis la mort de mes parents, il m'avait tenu la main, marchant à mes côtés. Et maintenant, il venait de lâcher cette main. Et je me rends compte que je ne sais plus ce qu'est avancer, ni vivre d'ailleurs, si ce n'est avec lui. « Mom la miine » (Je ne connais que lui). Il me fallait tout réapprendre maintenant. C'était tellement injuste de sa part. Lui, il savait qui il était sans moi. Dès lors qu'il s'est permis d'aller chercher ailleurs. Ce qu'il était avec Khady, c'est ce qu'il était sans moi. Et moi, moi, je devais trouver qui j'étais sans lui. Mais je n'avais rien demandé de tel. Je n'avais rien demandé.

Tout était si bien à ses côtés. On avait tellement eu de chance ensemble. Tout nous souriait. Juste après deux mois de relation - c'était l'année où il soutenait sa thèse - il avait réussi à signer un contrat de trois ans avec la Nasa pour des études sur des échantillons spatiales de je ne sais quoi, c'était un génie, il avait eu son bac à 16 ans et avait choisi de rester au Sénégal à cause de la maladie de son père, il ne voulait pas laisser les deux femmes de sa vie seules. Mais peu importe où l'on se trouve, où l'on fait ses études, ce qui doit arriver, arrivera si l'on y met du sien. Je lui avais posé tellement de questions sur ce travail. Il avait passé toute une nuit à m'expliquer ce qu'il allait faire, mais c'était un peu trop scientifique pour moi. Tout s'était déroulé pour le mieux dans son travail. On avait eu peur pour nous, avec la distance, mais, ça avait marché. Comme on dit « L'absence est à l'amour ce qu'est au feu le vent ; Il éteint le petit, il allume le grand. ». Notre amour n'avait pas d'échelle de mesure. Quelle échelle oserait le défier ? Il était inébranlable. Était. Nous nous étions mariés quand il est revenu. Il travaillait dans un centre de recherche de la place et moi j'étais encore étudiante à l'époque, il me restait trois années pour obtenir mon diplôme. Nous avions passé les deux premières chez Maman Daba, à Médina, le temps que la construction de notre maison - la maison de Habib dans laquelle nous vivions depuis sept ans maintenant - soit achevée et que nous puissions aménager.

Ça, Maman Daba n'y avait trouvé que du bonheur. Ma belle-mère. Elle était même plus que ça, elle était ma maman. Le cœur de cette dame n'a pas d'égal. Elle m'avait mise sur un piédestal. Elle avait été catégorique avec Habib depuis le début. « Construis-toi une maison pour toi et ta petite famille. Moi, je ne bouge pas. C'est ici ma maison, fi lama sa Baye wathié té sëy si wouma dama sèy si (C'est dans cette maison que ton père m'a emmenée lorsqu'il m'a épousée et j'y suis venue pour y demeurer à jamais). Linguère et toi avez beaucoup de choses à découvrir. Je vous laisse voler de vos propres ailes tout en ayant un œil gardien sur vous. « Naaw len sama lëpalëp you ndaw yi, dem len. » (Volez, petits papillons, volez). Pour la taquiner des fois, Seynabou lui reprochait de m'aimer plus qu'elle. « Trouve-toi un mari et t'auras ce que Linguère a. », lui répondait-elle, en roulant les yeux. Elle savait que mariage était mot absent au dictionnaire de sa fille. Seynabou m'avait dit une fois : « Je trouve que l'amour est une belle chose, mais sur les autres. L'amour est beau sur les autres. Ça émerveille de voir deux personnes qui s'aiment et le vivent pleinement. Comme Habib et toi. Mais ce n'est pas pour moi. Je suis une personne qui ne connaît pas les demi-mesures. Soit, je suis à fond dedans, soit je ne le suis pas du tout. Et si jamais je pose le pied sur cet océan, je pourrais m'y noyer. Ce serait fatal, non ? Je suis une femme libre, laisse-moi être transportée par le vent sans toucher terre. » J'avais essayé de garder mon sérieux en la regardant philosopher, mais je n'avais pu me retenir à sa dernière phrase avant de lui répondre : « Baxna, danga guissagoul kou djamb sa tamaté rek pathial sa lingom. Sou boba dinga ag terre té dossi meun dara» (D'accord ! On verra bien quand Cupidon t'aura pour cible. Il te clouera au sol sans que tu ne puisses résister). Mais tay man ki djambone sama tamaté ma foogône dakoy rossi mou paré tour lepp (Mais aujourd'hui, celui que Cupidon avait visé à la même seconde que moi, m'avait inopinément surprise).

Et maintenant il me fallait agir, mais comment ? Comment épargner mes enfants. Comment leur annoncer qu'ils avaient un petit frère qui n'était pas le fils de maman. Oui c'était sûr et certain, Karim est le fils de Habib. Karim, c'est même le prénom du père de mon mari. Tout devenait plus clair à cet instant. Ce qui m'attirait chez ce garçon ce n'était pas seulement ma sensibilité pour les petits êtres. Ce sont les gènes de Habib qui m'appelaient. Je trouvais maintenant une ressemblance affligeante à ces deux-là. Le petit visage de Karim, son nez, ses beaux petits yeux, c'était les mêmes que ceux de Habib, son... Papa. C'était lui. Je ne savais juste pas comment. Comment Khady avait-elle pu porter cette grossesse sous mon nez ? Comment mon mari avait-il fait ? Comment avait-il eu cette autre vie sans laisser de trace ? Il était presque toujours à l'heure à la maison et avait toujours dormi à mes côtés. Du moins, quand j'étais là. Mais c'était rare que je m'absente à cause de mon travail. J'avais peut-être quelques cas nocturnes à gérer parfois, mais, il y avait les enfants, avec lui, à la maison. « Nitt mo leundeum ! » (L'Homme est une sombre créature !). Je restais sans voix face à l'énigme que constituait mon mari. J'étais sans voix, dans ce lit d'hôpital. Vide de cet être qui était encore en moi il y a quelques heures. Vide des belles convictions sur l'amour, si ce n'est celui maternel.

« L'infidélité de son mari, il faut des années pour en avoir le soupçon ; il suffit d'un quart d'heure pour en être sûre. » Alfred Capus

Linguère  -  (Terminée) Waar verhalen tot leven komen. Ontdek het nu