Treizième Partie

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Linguère

« Le secret du bonheur et le comble de l'art, c'est de vivre comme tout le monde, en n'étant comme personne. » Simone de Beauvoir

Diamniadio – Dakar – Diamniadio, c'était maintenant ça ma routine. Je n'avais aucune idée du changement qui allait se produire. Comme tous les matins, je profitais de ce trajet pour apprécier la splendeur de la vie, les gens se levant à l'aube, tous avec un seul but en commun, dans ce pays du tiers monde que l'on dit « émergent », survivre. Survivre pour quelle raison ? Cela sert-il de survivre si l'on ne voit à l'horizon aucun avenir meilleur. Tout est brouillard. Ou non. Tout le monde décide simplement de baisser la tête, fermer les yeux, ne rien entendre. Juste survivre ! Oh laissez-moi survivre, pourvu que je sois en paix. Diam ! Diam rek lay niane (Je ne demande que la paix) ! Sinon, on détourne le regard vers les futilités. Là-bas au moins personne ne nous demande de réfléchir, il suffit de rire bêtement à tout et à rien, de faire comme les autres et tout va bien, on est normal, on suit le mood, telle une machine, on répète ce que les autres font. Juste suivre ! Troupeau de moutons, juste suivre. Mais il faut aussi avoir la tranquillité d'esprit et l'idiotie nécessaire pour suivre. Cette mère de famille qui se bousculait pour ne pas rater ce car-rapide n'en avait que faire de suivre. Elle, elle devait survivre, survivre pour faire vivre les bouts de bois que Dieu lui avait sûrement donnés. Combien en avait-elle ? Cinq, six, plus ou moins ? Son mari était-il de ceux qui étaient cléments, doux, responsables, compatissants... ? Ou était-il de ces ingrats de bourreaux impitoyables ? Qui sait ? Mais enfants, ne craignez rien, Maman est là, « tak na ndigam dem wouti nieuw doundal len » (elle s'est serrée la ceinture pour aller chercher de quoi vous nourrir). Elle va assurer, comme elle le fait tous les jours. Elle ne vous montre jamais sa crainte quand elle sort de la maison le matin, mais dans sa tête elle est plus forte en calcul qu'un master en Mathématiques. « Yalla na marché nex » « Yalla na marché nex » (Pourvu que je m'en sorte au marché). Oui, à voir son allure, on devine aisément son travail. Le pagne bien attaché, doublé d'un châle qui n'a que faire sur la tête, un t-shirt qui sûrement en a connu des hivernages, mouchoir de tête qui se fout du raffinement, Karl Lagerfeld aurait fait tomber ses lunettes devant ce mariage de couleurs et ses fesses parfaitement cambrées. Cette bassine bien calée sur les côtes, la banane autour de la taille qui, ici, n'était pas un effet de mode mais le trésor d'un débrouillard pour ranger ses maigres pécunes, oui, nous savons tous qui c'est. C'est celle dont l'on ne veut pas que la bassine touche notre pantalon blanc lorsqu'elle la range sous son siège. Et c'est aussi celle que l'on espère qu'elle passe tôt et bien pour que Monsieur délicieux poisson décore le milieu du Thieb (riz) fumant à midi. Et hop, bien joué, elle n'a pas loupé la carcasse de ferraille, talonné de Monsieur correct, chemise, pantalon, cartable et chapelet à la main. Et n'oublions pas disquette « dangal ba mou dang » (pantalon moullant) et le pauvre marchand ambulant rêvant derrière ces fesses qu'il ne pourrait jamais empoigner à moins d'y laisser tout son gagne-pain. Cet idiot ne sait pas qu'il a laissé plus chargée dans son village et moins exigeante en plus. Travaille mon cher, n'oublie pas d'où tu viens et ne te fais surtout pas bouffer par cette plante carnivore de Dakar.

J'en avais traversé des bouchons aujourd'hui, surtout à Colobane, où j'ai pu apercevoir maintes ferrailles moribondes venir vomir leur foule anxieuse à la gare routière, étudiants, marchands, fonctionnaires affluaient vers leur destinée. La journée débutait normalement au cabinet, même si beaucoup de choses avaient changé depuis mon retour au pays. Le cas Faka'amu avait donné du courage à des femmes jusqu'aux tréfonds du pays. Elles avaient brisé le silence, pour briser les chaînes de la servitude. Des centaines de lettres reçues, des femmes faisant les va-et-vient au bureau pour me voir, des enfants venant dénoncer les tourments de leurs mamans, des filles revendiquant d'être traitées comme les êtres humains qu'elles étaient. Avec l'équipe, nous avions décidé de nous engager dans cette cause, n'hésitant pas à nous déplacer dans les zones les plus reculées du pays. Les aides morales et financières reçues ne pouvaient être que louables. On a même parlé de nous une fois à la radio et à la télé aussi. Cela n'était pas passé inaperçu. Je l'ai su aujourd'hui, quand j'ai vu le président de la République et le Premier Ministre franchir la porte de mon bureau. Nous nous étions entretenus pendant une bonne heure. Ils savaient déjà tout sur moi. « Linguère Dial Diop, ex-Madame Ndiaye, diplômé de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar, orpheline, mère de deux enfants, chef d'un cabinet d'avocats et la nouvelle justicière du pays ». Voilà un résumé de comment ils avaient épluché les moindres détails de ma vie. J'étais remplie d'émotions contradictoires. J'avais peur mais j'étais aussi très emballée par ce nouveau tournent qu'allait prendre ma vie. J'étais extrêmement flattée qu'ils se soient déplacés personnellement, leur proposition devait les tenir à cœur. J'avais besoin de réfléchir, mais en même temps tout était tellement clair. Ministre de la Justice du Sénégal ! Jamais, je ne l'aurais imaginé, mais dès qu'ils ont pris congés, une floppée d'idées se bousculaient dans ma tête. Mon premier réflexe fut de prendre mon téléphone pour appeler Habib. La réalité fut foudroyante, tout n'était pas comme avant. Cette nouvelle étape de ma vie, je devrais la franchir seule, sans lui.

« Ce monde est comme une montagne. Ton écho dépend de toi. Si tu cries de bonnes choses, le monde te les renverra. Si tu cries de mauvaises choses, le monde te les renverra. Même si quelqu'un dit du mal de toi, dis du bien de lui. Change ton cœur, tu changeras le monde. » Shams de Tabriz

Linguère  -  (Terminée) Where stories live. Discover now