Septième Partie

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Khady

« J'accepte la grande aventure d'être moi. » Simone de Beauvoir

Khadidjatou Mbaye. Mbaye était un nom bien courant au Sénégal. La plupart des gens qui portait ce nom était des guéwels, des griots. Avais-je eu raison de garder le nom de mon géniteur ? Mais c'était mon identité, mon fardeau. On ne peut changer ce que l'on est. On est là, comme on est, et puis c'est tout. En même temps, cela me rappelait d'où je venais et tout ce que j'avais traversé pour en arriver là. Et Khadidjatou, c'était le prénom de la sœur de mon père, ma badiène. Khadija était aussi le prénom de la première femme du Prophète SAW, mais je n'étais pas elle, pas du tout. Peut-être que si ma naissance s'était déroulée dans d'autres circonstances, j'aurais pris d'elle, sept caractères. Car comme on dit au Sénégal, il faut bien choisir les homonymes de ses enfants, parce que ces derniers prennent d'eux, sept caractères. Je pense que c'est pour cela qu'on donne souvent à nos enfants les prénoms des prophètes, de leurs épouses ou de leurs enfants, les prénoms des grands guides religieux. C'est une façon de leur rendre hommage mais aussi de montrer tout l'espoir que l'on porte en ce nouveau venu. Mais force est de constater que les enfants qui portent ces prénoms, sont souvent les plus terribles. C'est drôle, n'est-ce pas ? Peut-être parce qu'ils sont trop chouchoutés, au nom de leurs prénoms. Moi, je n'ai pas été traitée de la sorte. Je n'ai connu ni la tendresse d'une mère, encore moins celui d'un père. Que pouvais-je espérer de la société ? Ma mère expira alors que je prenais mon premier souffle à l'extérieur de son être. Elle avait quatorze ans. Elle avait succombé aux douleurs de l'accouchement. Une si jeune villageoise, mariée de force à cet homme qui avait l'âge de son père. C'était d'ailleurs courant sur beaucoup de terres perdues de ce pays, et ça l'est toujours. Les hommes décidaient et les femmes suivaient. Ils décidaient de ce qu'ils représentaient pour nous, de ce que nous devions être pour eux. Ils décidaient de notre rang, de comment nous rappeler si jamais nous osions un peu trop sortir des cases qu'ils nous avaient construites. Ils décidaient de tout. Et le plus désolant, c'est qu'aucune femme ne daignait dire « STOP », ni pour elle, ni pour son semblable. Une solidarité féminine inexistante dans un système patriarcal tyrannique. Était-ce de la peur ou juste de la méchanceté ? Le plaisir de voir l'autre subir ce que l'on a subi. Pourquoi devrais-je être la seule à vivre cela ? Quelle stupide pensée ! Elles finissent aussi cruelles que ceux qui les ont façonnées. Dommage ! Non pour elles, mais pour les dommages collatéraux qui en découlent. Ma maman en faisait partie. Non seulement, ils m'ont privée d'une mère, mais ils ont aussi eu l'extrême gentillesse de me fournir un géniteur dont le manque d'humanité n'avait d'égal que la détestation que je lui vouais. Depuis mes six ans, il m'avait violée. J'ai connu le sexe, avant de connaître le « A », première lettre de l'alphabet français. Et si ce n'était ma tante paternelle, jamais je n'aurais posé mes fesses sur les bancs de l'école. Elle me couvrait pour que j'y aille. Pour la remercier, je vendais pour elle de l'eau fraîche et du pain aux voyageurs sur la route de Nioro. Là aussi, je n'échappais pas aux mains baladeuses de certains garçons. Je n'étais pas extrêmement brillante à l'école, mais je n'étais pas mauvaise non plus. Ce que j'avais de plus, c'était la volonté, le désir de cette liberté que j'espérais m'attendre au bout du chemin. Les années s'écoulaient, se dessinant sur le visage de ce monsieur à travers ses rides, mais il continuait à faire de moi son objet de vengeance contre ma mère qui n'était plus. Il sortait toujours la même rengaine : « Tu as tout fait pour m'échapper Marème Ndao, mais j'ai ta fille ». L'inévitable se produit, je tombai enceinte. Il le sut un soir et son réflexe fut de me frapper, tellement fort, surtout au ventre. Sa motivation était claire, éliminer cette preuve du monstre qu'il était. Lorsqu'il me laissa à demi morte dans cette case, ma tante, ma tourando (homonyme) vint à mon secours. Elle était au courant de ce qui se passait dans cette maison, mais elle avait les lèvres scellées au cadenas. Elle mit dans ma main un billet de 10.000 francs avec ces mots : « Dawal ca bangay ami tank » (Cours tant que tu le peux), pars loin d'ici et ne reviens plus. Ces dix mille francs était une ouate offerte à la fille sans repère que j'étais, pour panser ces multiples blessures. Avec le peu de force qu'il me restait, je pris la route de la capitale, espérant y trouver des vents moins violents.

J'arrivai ici, moribonde. Porte après porte, j'ai frappé, jusqu'à ce qu'une d'elle s'ouvre enfin avant que je ne m'écroule dans les bras de la tenancière de ces lieux. Elle m'avait soignée, j'avais perdu le bébé et j'en étais soulagée. Elle avait pris soin de moi pendant des années. J'avais vécu dans son bordel et elle m'avait aidée à continuer mes études. Malheureusement, ses clients les plus puissants finirent par poser leurs yeux de prédateurs sur le corps aguichant dont la nature m'avait doté. Sous les menaces de ces derniers, elle me demanda de partir, pour une vie meilleure. Je pris de nouveau la route, dans ces périples sans fin. Je dormais dans la rue quand je passais mon bac. Ce n'est qu'après qu'une dame m'accueillit chez elle à côté de l'université, me donnant une chambre au rez-de-chaussée. En parallèle à mes cours de droit, je faisais un petit commerce chez les étudiants et les week-ends, je livrais du poisson à domicile chez des clientes régulières. Ça me permettait de subvenir à mes besoins. Arriva le moment où j'eus mon diplôme. Il me fallait tenter le monde professionnel. Ce ne fut pas gagné. La vie me présenta encore une fois, un autre type d'homme. Dès ma plus tendre enfance, j'en avais connu un qui pensait que mon corps lui revenait de droit, mon père. Ensuite, j'en ai croisé qui étaient prêts à échanger leurs billets de banque contre mes rondeurs. Et là, j'avais devant moi un qui voulait que je paie de ma chair l'opportunité qu'il allait m'offrir dans son cabinet. Heureusement qu'une oreille attentive était proche de nous ce jour-là. Assis à côté de nous au bar du Radisson Blu, où cet individu m'avait laissé la carte de la chambre qu'il avait préréservée, il avait tout entendu de cette proposition malséante que l'on venait de me faire. Alors que je me levais pour rejoindre cet avocat sans étique, j'entendis sa voix :

- N'y allais pas !

- Quoi ? C'est à moi que vous parlez ?

- Oui ! J'ai tout entendu. Ne faîtes pas ce qu'il vous demande ! Revenez vous asseoir s'il vous plaît !

- Pourquoi ?

- Vous avez fait des études de droit si j'ai bien compris. Et vous êtes à la recherche d'un stage dans un cabinet. Mon épouse en a un. Elle est avocate. Vous n'avez pas besoin de vous déshabiller pour un travail. Je peux vous aider. Venez vous rasseoir !

Je lui fis confiance à l'instant où je le vis. Je lui avais tout dit sur moi le jour même, comme un prêtre à qui je confessais ma vie et il avait eu la patience de m'écouter. Il avait tenu sa promesse également. Il avait fait bien plus. Il m'avait trouvé un appartement et venait voir régulièrement comment je me débrouillais. Je pensais être une éternelle galérienne, jusqu'à ce que cette lumière jaillisse au bout de ce tunnel ténébreux qu'était ma vie. Habib Waly Ndiaye, celui au nom de qui j'osais enfin dire, tous les hommes ne sont pas des pervers narcissiques. Je voyais en lui une sécurité, de la tendresse, la belle figure masculine qui manquait à ma vie. Et c'est comme cela qu'il atterrit dans mes draps, mais pour une fois, c'était moi qui le voulais, et Karim en naquit. Cet amour que Linguère portait à ce dernier me tétanisait et la honte que je ressentais à chaque fois qu'elle l'avait pris dans ses bras laissait des crevasses sans limites dans mon cœur. J'avais du respect, de l'admiration et de la reconnaissance pour cette femme, mais mon égoïsme et cet espoir que son mari représentait pour moi, faisait que je m'accrochais à lui. Il était mon sauveur. Je ne voulais pas le laisser partir, même après qu'il m'ait fait comprendre que c'était Linguère l'amour de sa vie et que nous deux c'était une erreur. Et maintenant, j'avais détruit la vie de celui qui avait illuminé la mienne. Et sa femme. Mon dieu, la grandeur de Linguère ! Me garder dans son cabinet après avoir découvert tout cela. Je comprenais mieux pourquoi Habib l'aimait autant. J'ai tellement de regrets. Moi, infliger une peine à quelqu'un après que la vie m'en ait fait voir de toutes les couleurs. Mais le piège de cette même vie, c'est qu'on ne peut remonter le temps. Tout ce que je pouvais faire maintenant, c'était assumer mes erreurs et mieux faire à l'avenir. Habib était le père de mon enfant, mais il n'était pas à moi. Il n'était pas à moi.

« C'est dans la connaissance des conditions authentiques de notre vie qu'il nous faut puiser la force de vivre et des raisons d'agir. » Simone de Beauvoir

Linguère  -  (Terminée) Dove le storie prendono vita. Scoprilo ora