Sixième Partie - 1

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Linguère

« On dit qu'avant d'entrer dans la mer, une rivière tremble de peur. Elle regarde en arrière le chemin qu'elle a parcouru, depuis les sommets, les montagnes, la longue route sinueuse qui traverse des forêts et des villages, et voit devant elle un chemin si vaste qu'y pénétrer ne paraît rien d'autre que devoir disparaître à jamais. Mais il n'y a pas d'autre moyen. La rivière ne peut pas revenir en arrière. Personne ne peut revenir en arrière. Revenir en arrière est impossible dans l'existence. La rivière a besoin de prendre le risque et d'entrer dans l'océan. Ce n'est qu'en entrant dans l'océan que la peur disparaîtra, parce ce que c'est alors seulement que la rivière saura qu'il ne s'agit pas de disparaître dans l'océan, mais de devenir l'océan. » Khalil Gibran

Je commençais à perdre patience quand le médecin m'annonça enfin que je pouvais rentrer chez moi. J'avais besoin d'aller travailler, de me noyer dans quelque chose, de m'occuper de mes enfants. Il me fallait un ferry pour traverser l'océan de ma vie, à défaut de nager. J'avais promis à Maman Daba que j'allais l'attendre, j'allais le faire. Tout était clair dans ma tête. La lecture de Soufi m'avait tellement apaisée. J'avais pu faire sortir une grande partie de ce qui était en moi et je savais exactement ce qu'il me restait à faire et j'avais du temps pour le faire. Cinq mois, c'était plus que suffisant. Lorsque nous étions rentrés de l'hôpital, j'avais pris une longue douche, comme pour enlever toute empreinte de Habib sur mon corps, le sortir de mon être, « me laver de lui ». J'avais ensuite pris des somnifères pour dormir profondément et me réveiller d'aplomb le lendemain. Habib avait lancé une tentative de discussion mais je m'étais endormie avant qu'il n'eût terminé sa première phrase. Le lendemain je m'étais réveillée à l'heure de Fadjr, prier, demander à mon Seigneur de me guider, d'être à mes côtés, mais il était déjà en moi. Il est en chacun de nous. Pourquoi allons-nous le chercher loin ? J'avais ensuite préparé le petit déjeuner, les affaires des enfants, bref la routine du matin. C'était à Habib de déposer les enfants cette semaine. On se relayait comme une équipe. Quand l'un se chargeait de certaines choses, l'autre faisait le reste. C'était comme ça. Il ne m'aidait pas, il contribuait à la bonne marche de notre maison parce qu'il y habitait et que la famille était aussi la sienne. Jamais le système patriarcal n'a eu sa place dans notre foyer. Je l'estimais beaucoup pour cela. Cela n'avait rien enlevé au respect que je lui vouais en tant que mari et il me le rendait également. Enfin, sur ce dont j'étais au courant. A ma connaissance, il avait dépassé les bornes une seule fois, en me criant dessus, très fort même. Je cuisinais ce jour-là et Ani avait insisté pour se joindre à moi. Elle s'était affairée à écraser le piment et les autres épices dans le mortier. Je lui avais consigné de faire très attention et je la surveillais de près. Mais j'avais malheureusement eu un moment d'inadvertance et elle s'en était mise dans les yeux. Elle criait, pleurait et sautillait partout. Je la pris pour mettre de l'eau dans ses yeux et son papa choisit ce moment précis pour intervenir et me rajouter encore plus de stress en criant sans se gêner : « Pourquoi tu l'as laissée faire ça ? Maintenant elle en a plein la GUEULE à cause de toi. Tu ne pouvais pas faire plus attention au moins. Je ne veux plus jamais la revoir dans la cuisine. Est-ce que tu m'as compris ? ». Je n'avais rien répondu à cela. « Niar niouy ande faaw ken ki tané morom am » (Deux personnes idiotes ne peuvent bien cheminer ensemble. Il faut que l'une soit plus raisonnable que l'autre.). J'avais continué à m'occuper d'Ani et il me l'avait arrachée des bras pour aller la consoler je ne sais où. Il était à fleur de peau ces jours-là et si mes calculs sont bons, je savais maintenant pourquoi. Karim était né à cette époque-là. J'étais avec Eli sur la terrasse. Nous faisions du macramé ensemble quand ils étaient revenus dans la soirée avec des paquets. Ani m'avait dit qu'ils avaient fait le tour de Dakar et qu'ils étaient passés à Médina. Habib s'était ensuite excusé quand nous fûmes seuls dans notre chambre en m'offrant des fleurs et je ne sais quels autres cadeaux :

- Je suis désolé ma reine. Je me suis emporté tout à l'heure. Je ne sais pas ce qui m'a pris. C'est ta fille à toi aussi, tu devais être toute aussi paniquée que moi. Excuse-moi.

- Reprends tes cadeaux !

- Comment ?

- Je ne suis pas une femme qu'on achète ou qu'on cherche à amadouer avec des cadeaux tu le sais. Je suis une dame moi, traite-moi comme telle. Ne me crie plus jamais dessus, encore moins devant les enfants.

Je marquai une courte pause puis repris :

- Est-ce que tu m'aimes ?

- Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ? Bien sûr que je t'aime.

- Est-ce que tu aimes la personne que je suis ? Est-ce que tu aimes ce que j'incarne.

- Mais oui. J'aime tout chez toi Linguère.

- Et c'est pour cela que tu m'as épousée ?

- Oui ! Dit-il, avant de tenter un sourire en rajoutant :

- Mais aussi parce qu'une vie de Habib sans sa Linguère ne vaut pas la peine d'être vécue.

- Dans ce cas, quand j'éduque nos enfants, évite d'intervenir. Parce que moi je n'interviens pas quand tu le fais. Si je fais tout ça, c'est pour qu'ils soient meilleurs que moi. Et tu changes cette humeur massacrante que tu as. « Keur gui ken toniou la fi » (Personne ne t'a causé du tort dans cette maison). Est-ce que tu m'as bien comprise ?

Il hocha la tête, toujours avec ce sourire irritant sur son visage puis lança :

- Assim aka beuri foula ! Li moo taax ma nobb la man. (Oh la la quelle femme de caractère ! C'est pour ça que je t'aime.) C'est tout compris kay. Yaay sama xarit (Tu es mon amie).

J'avais profité de l'occasion pour glisser ce sujet parce qu'il avait souvent l'habitude de se mêler de mes histoires avec les enfants, me trouvant trop dure à leur égard. Mais là, c'était clair et limpide. Je voulus jouer à la patronne pendant le reste de la soirée mais très vite je me retrouvai dans ses bras, me tordant de rire des bêtises qu'il me racontait.

Habib était attablé avec les enfants en train de prendre le petit déjeuner quand je redescendis apprêtée comme Michelle Obama. Il en resta bouche-bée. Je devais sûrement être en mode ralenti dans sa tête.

- Waouh !!! Tu es trop belle maman. Papa a trop de chance. Lança Eli en me voyant, causant ainsi à son père un début d'étouffement signalé par un toux. Sur ce, Ani renchérit :

- En plus c'est la plus gentille. Papa a vraiment vraiment de la chance hein.

Elle acquiesçait de la tête en disant cela en regardant son frère. On aurait dit deux adultes discutant sur la marche du monde. En tout cas, « Xawna nio ray sen baaye » (ils ont failli tuer leur père). Il s'attendait à quoi ? Que je m'apitoie sur mon sort ou que je me balade avec une pancarte « Femme cocue ». Il n'en était pas question. C'était une chose que je ne pouvais me permettre. Je n'avais plus personne sur qui comptait et mes enfants reposaient sur moi. Il me fallait affronter le monde, tel qu'il soit.

Je « petit déjeunai » avec eux et pris congés au moment où notre femme de ménage arrivait. Si elle n'avait pas presque l'âge de ma maman, j'aurais dit que peut-être Habib la sautait aussi. J'eus même un sourire narquois à cette pensée, en passant près de Habib. Mais je chassai vite cette idée déplacée par respect pour la dame. Ya Astou était une honnête femme qui, malgré son âge se serrait la ceinture, que dis-je, se nouait bien le pagne pour que ses enfants ne manquent de rien. Habib et moi l'aidions du mieux que nous pouvions, surtout dans l'éducation de ses petits pour qu'ils obtiennent leurs diplômes et trouvent un boulot pour prendre soin de leur maman, elle le méritait, c'était une lionne.

« Le blues au fond de l'oreiller, la déprime passive, c'est un luxe offert à ceux qui peuvent compter sur leurs réserves. Les autres, qui savent leur grenier vide, n'ont pas le temps de couver leurs états d'âme sous une couette, ils les transportent au fond d'eux pour négocier les virages. » Fatou Diome

Linguère  -  (Terminée) Where stories live. Discover now