Première partie - 1

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Habib Waly Ndiaye

« Ce qui ne peut être dit avec des mots ne peut être compris qu'avec le silence. » Elif Shafak

Elle était là, couchée à côté de moi. Elle dormait si paisiblement qu'on entendait à peine son souffle. Mon Dieu, qu'elle est belle. Ma femme, ma chère et tendre femme. Lorsque ces mots résonnèrent dans ma tête, mon cœur se serra, car je me rappelai ensuite que je ne pouvais la toucher, je n'osais pas. Cela faisait des mois maintenant, exactement cinq mois et douze jours que je ne la touchais plus, que je ne partageais plus ses rires, qu'elle ne me souriait plus, ne me regardait plus avec ses yeux remplis d'étoiles. Bref nous étions devenus des inconnus depuis ce jour, ce maudit jour où...

La sonnerie du réveil me tira de mes pensées. Et c'était reparti, encore une journée où je devais supporter le lourd fardeau de mes erreurs.

Elle se leva avec tant de délicatesse qu'on aurait dit une feuille qui tombe sur l'eau. Sans me jeter le moindre regard, ni la moindre attention, elle se dirigea vers la salle de bain. Je n'avais plus droit au doux sourire du petit matin, au « Bonjour mon amour ! », au bain commun les dimanches. J'étais devenu un étranger dans notre maison. Pourquoi ai-je laissé les choses en arriver là ? Pourquoi ai-je été aussi lâche ? Pourquoi ai-je causé tout ça ?

- Bonjour Habib ! Dit-elle en réapparaissant devant moi, fraîche comme une rose.

- Bonjour Linguère !

Je voulus rajouter un « Bien dormi ? », mais l'expression de son visage me découragea, comme chaque matin d'ailleurs. Et oui ma femme s'appelle Linguère. A croire que ses parents savaient que leur fille serait une reine. Tout en elle évoquait une Linguère. Sa prestance, son caractère, son élégance, sa douceur, sa loyauté, sa tendresse, son calme, son humanité, sa compassion, son sourire, son regard qu'elle avait l'habitude de baisser pour élever le plus faible des hommes, mais si elle décidait de tenir tête, elle pouvait faire trembler le plus vaillant jusqu'à l'os rien qu'en le fixant, droit dans les yeux, avec ce calme impérial dont elle seule détenait le secret. Elle s'amusait à faire cela avec nos petits trésors, Ani et Eli, ces petits diables qui ne redoutaient que leur maman tout en partageant avec elle la plus belle des complicités. Elle ne les avait jamais corrigés à la chicotte, jamais elle n'avait levé la main sur eux, elle préférait les éduquer avec les mots, les gestes et il suffisait qu'elle les regarde pour qu'ils comprennent. D'ailleurs en parlant d'eux, je vous parie qu'ils feront leur entrée dans cinq secondes. 5...4...3...2

- Maman, on peut entrer ?

Qu'est-ce que je vous avais dit ? C'était leur rituel du matin. Ils s'annonçaient alors qu'ils étaient déjà au milieu de la chambre, les coquins.

- Venez là mes amours ! Maman finit de se préparer.

Ils sautèrent sur le lit et vinrent se mettre sur mes genoux en posant chacun sur une de mes joues ses fines lèvres.

- Bonjour Papa !

- Vous avez fait de beaux rêves ?

- Oui, moi j'ai rêvé de Absa. On jouait ensemble sur la plage, lança Eli.

Absa c'est sa « crush » de chez sa grand-mère. Une petite étoile du quartier de Médina. L'innocence de son regard nous ferait jurer que c'est un ange tombé du ciel. Mon garçon l'aimait bien. Mon petit garçon. Ce petit bout de moi qui venait d'elle. Je n'oublierai jamais à quel point elle m'avait comblé de bonheur en m'annonçant la nouvelle et quand on a découvert qu'elle attendait des jumeaux, j'ai cru que le monde ne tournait que pour moi, pour nous. Mais mon angoisse aussi était incommensurable.

- Ani séxou yalla yi sen tawou Yaye ? (Où sont les jumeaux bénis, aînés de leur maman ?)

Linguère nous faisait face, au moins à cinq mètres, avec son Djellabah blanc, qui se mariait parfaitement avec son sourire rayonnant que seuls ses enfants pouvaient lui dénicher maintenant dans cette maison.

- Yaye boooyyy (Maman chérie) ! Dirent les jumeaux en cœur. On aurait dit qu'ils étaient synchros dans presque tout ce qu'ils faisaient.

- Et toi Ani, tu n'as pas raconté ton rêve mon ange ? Reprit leur mère.

- Moi dans mon rêve j'avais une petite sœur, Maman.

Linguère avait le dos tourné et montait les volets de la fenêtre. Elle arrêta son geste net quand elle entendit le mot "petite-sœur" . Elle resta immobile pendant quelques secondes puis brisa le silence :

- On va prendre une douche les enfants.

- Non laisse, je vais le faire, dis-je.

- Ok !

Puis elle se dirigea vers la porte, sûrement pour aller préparer le petit déjeuner.

« Ceux qui nous font languir nous assassinent. » « Ceux qui nous oublient nous assassinent. » Fatou Diome

Linguère  -  (Terminée) Où les histoires vivent. Découvrez maintenant