Chapitre 15 - Présentation -

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Comme souvent ces derniers mois, c'est au Petit Rocher que Julie passait sa soirée. En discutant avec Pedro et Nuria qu'elle décida qu'il était temps pour elle d'organiser son lobbying anti-Filet. En tant qu'anciens aquaculteurs, ils avaient tout de suite compris les conséquences que pourrait avoir le Filet. Ils avaient l'habitude de peser l'eau et savaient bien que de petites variations pouvaient influer énormément sur les rendements. De plus, ils supposaient que les Filets leur feraient concurrence pour le choix des sites. Les aquaculteurs sélectionnaient toujours pour installer une ferme, un endroit avec des courants pour maintenir un flux d'eau et les apports extérieurs. Les constructeurs du Filet, n'étant pas idiots, feraient de même pour accroitre leurs récoltes. Pedro avait conclu, de son ton bourru.

— Je parie à cinquante contre un que ces fous d'atmosphériques vont se mettre à l'embouchure des grands fleuves !

Julie organisa donc sa première réunion un après-midi entre les deux services du Petit rocher. Elle y convia des collègues journalistes et des amis. Pedro et Nuria invitèrent pour leur part des représentants de leur coopé et du SAAN, le syndicat des aquaculteurs d'Atlantique Nord. Le SAAN n'était pas à proprement parler une force politique, mais il était une voix que tous les gouvernements se devaient d'écouter. Il représentait près de 80 % des aquaculteurs. L'indépendance alimentaire du monde nautique restait un sujet sensible même si l'Atlantique Nord était exportateur depuis plusieurs décennies. Tout ce qui pouvait menacer les rendements de façon globale était donc un enjeu majeur de la politique intérieure.

Le jour dit, Julie fut stupéfaite de la foule rassemblée. Elle avait déjà organisé de nombreux meetings à propos du « Filet », mais généralement moins d'un invité sur cinq venait réellement. Lee avait aussi fait des conférences aux Açores, et jamais il n'avait eu plus de quelques interlocuteurs, dont l'intérêt s'était très vite émoussé. Profitant de son public elle commença rapidement sa présentation. Les images provenaient entre autres de Nathalie, et les données chiffrées d'une équipe de spécialistes en océanologie contactée par Lee. Elle se pensait peu douée pour persuader des individus. Aussi était-elle assez inquiète au début. Cependant, son trac céda assez tôt la place à une douce euphorie. Elle se découvrit un talent pour convaincre une assemblée. Elle sut jouer sur les phénomènes de groupe pour faire passer ses sentiments. Elle était intimement convaincue que le Filet était dangereux à long terme, même si elle n'était pas capable d'expliquer toutes les causes physico-chimiques. C'est cette émotion qui traversa la salle et imprégna l'assistance. La sensation de danger pour l'avenir était palpable.

Il n'y eut pas de questions et chacun quitta le Petit rocher rapidement. Julie était surprise. Elle pensait avoir plutôt réussi sa première présentation, et à peine terminée la salle était vide. Rangeant ses affaires elle interpella Nuria.

— C'était si inintéressant ? Pas une seule question...

— Non au contraire. Je pense juste que tu as été un peu trop forte pour ton public. N'oublie pas que beaucoup sont aquaculteurs et ce que tu leur as appris les trouble plus que tu ne peux l'imaginer.

— Comment ça ? Rien n'est encore fait, il s'agit uniquement d'empêcher le développement du Filet.

— Leurs fermes sont leur seul patrimoine. C'est leur fierté et celle de leur famille. Et toi tu leur dis que les conditions pourraient se détériorer en l'espace de quelques dizaines d'années, de quelques générations au mieux. C'est comme si tu remontais le temps des débuts de la GT. Les ancêtres de la plupart de ces gens étaient agriculteurs et ils ont tout perdu à l'époque. Des terres que des générations successives avaient travaillées ont dû être abandonnées. Un changement de concentration dans l'eau de mer, et ils risquent de devoir à nouveau quitter leur ferme. C'est un drame de famille que tu leur as montré. Pas eux, mais leurs enfants ou leurs petits enfants. Ces gens ne vivent que pour la durée. Si ce que tu dis se réalise, ils seront comme morts avant même que les effets des Filets ne se fassent réellement sentir.

— Mais pourquoi n'ont-ils pas réagi alors ?

— Ils vont analyser et vérifier tes paroles, surtout la partie technique. Ensuite ils te poseront des questions. Puis ils se réuniront entre eux pour décider de la suite à donner à tout ceci. Ils ne parleront de toute façon que d'une seule voix. Soit, tu les as convaincus maintenant, soit, ils ne t'écouteront plus. Comment ? Et tu me dis ça maintenant ! Mais si j'avais su, je n'aurais rien dit, je n'étais pas prête. On manque d'informations, elles sont cachées sur le réseau. Il fallait me le dire Nuria ! C'est trop tard maintenant...

— Julie, calme-toi. C'était très bien. Je suis sûr que tu les as convaincus. La sincérité prime toujours dans le monde des aquaculteurs. Tu ne les aurais pas gagnés à ta cause avec des chiffres. C'est ton cœur qu'ils sont venus écouter.

Julie tremblait. Elle cherchait des arguments à opposer à Nuria, des arguments pour que les aquaculteurs l'écoutent de nouveau, des arguments pour expliquer à Lee qu'elle ne savait pas ce qui était en jeu quand elle avait planifié la réunion, des arguments. Petit à petit, elle se calma. L'inquiétude pour l'avenir ne s'évanouissait pas, mais la crainte d'avoir mal agi s'estompait. Elle n'aurait pu prévoir et comprendre comment allaient réagir les Nautiques que dans plusieurs années. Et ils ne disposaient pas de plusieurs années pour opérer. Nuria aussi avait agi en amie à sa façon de Nautique. Elle lui avait fait confiance. Elle avait fait confiance à son cœur et lui avait permis de l'exprimer. Le reste importait peu. Elle n'avait pas cherché à l'aider, elle lui avait fait confiance, sans question, sans doute, sans restriction.

— Merci Nuria. Je n'ai plus qu'à attendre de toute façon.

Elles s'assirent toutes les deux devant un verre de bière de Corum. Julie avait les traits tirés comme après des journées d'un dur labeur. L'inquiétude du début de son exposé n'était plus qu'un lointain souvenir face au risque d'avoir failli définitivement dans sa mission. Et bien qu'elle eût maintenant compris la situation, la sérénité de Nuria n'arrivait pas à l'apaiser. Les images de la réunion tournaient et retournaient sans cesse dans sa tête à la recherche d'une confirmation de soutien. Même ses amis journalistes n'avaient rien dit. Ils étaient partis aussi vite que les aquaculteurs. Les verres étaient vides depuis longtemps déjà quand elle demanda.

— Mais pourquoi moi ? Lee était déjà venu faire des présentations et jamais il n'avait pu réunir plus de dix personnes. Pourquoi était-ce à moi de les convaincre ou de les perdre ?

— Nous ne sommes pas si nombreux en Atlantique Nord. Depuis la fin de la GT l'immigration est pratiquement arrêtée. Alors, en tant que journaliste immigrante parlant de notre monde avec sensibilité, tu as fini par avoir le respect de beaucoup. Ils n'étaient pas prêts à écouter un message pareil de la voix d'un inconnu. Mais toi tu as fait tes preuves. Ils peuvent te croire.

Ce soir-là, Julie retourna chez elle le cœur serré. Son appartement lui paraissait plus petit, les couloirs de Corum plus triste, le manque d'espace plus oppressants. Elle passa à la cuisine communautaire et prit une bouillie de varech accompagné d'un tofu fermenté et choisi de se coucher tôt en essayant d'oublier. Les jours qui suivirent furent terribles. Ses amis journalistes semblaient la fuir. Elle n'avait aucune nouvelle du SAAN. Seuls Nathalie, Vincent, Pedro et Nuria la soutenaient dans cette épreuve. Elle commençait à penser avec angoisse à un possible retour chez les atmosphériques. Julie décida de partir chez Karl qui l'avait fréquemment invitée. Au mieux, ce serait une bonne distraction, au pire elle aurait déjà fait une partie du voyage de retour vers la terre ferme.

Entre les maillesWhere stories live. Discover now