Chapitre 7 - Fin de vacances -

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La journée touchait à sa fin. Nathalie et Vincent étaient attablés dans la salle du bar à proximité de la baie vitrée. La lumière du soleil filtrait jusqu'à eux. L'eau devant leurs yeux était un camaïeu de rouge et de bleu, un peu comme si un peintre géant y avait trempé ses aquarelles. Depuis près d'une semaine qu'ils étaient là, ils n'avaient jamais manqué ce rendez-vous qui ne durait que quelques instants. Ils restèrent silencieux encore quelques minutes profitant intérieurement du spectacle. Cette variété de chaque moment dans les paysages et les couleurs leur apportait un plaisir sans cesse renouvelé. Les panoramas des grands fonds étaient si souvent immobiles. Les éclairages artificiels auxquels ils étaient habitués n'engendraient pas cette richesse et cette diversité. Lee, accompagné de Julie, arriva doucement. Ils semblaient hésiter à interrompre leur rêverie. Ils ne les avaient pas revus depuis l'exposé. Nathalie les remarqua enfin et les convia à se joindre à eux. Lee était tendu et son sourire joyeux était forcé. On sentait que quelque chose n'allait pas bien. Julie, elle, était fermée. Il aurait été bien difficile de dire ce à quoi elle pensait. Mais cette concentration dénotait avec la légèreté du lieu et elle trahissait son inquiétude. Ils discutèrent de choses et d'autres, mais évitèrent de parler du Filet. Lee se lança finalement.

— Nathalie, Vincent, je suppose que les conséquences directes du Filet vous effraient comme moi.

— Lee, répondit Nathalie. Nous sommes bien sûr convaincus du danger que représente le Filet. Mais je ne pense pas que ce soit des réunions qui y changeront quoi que ce soit. Il faut des informations réelles, des preuves ! Pas un cours d'histoire !

Le sourire de Lee se figea un instant devant l'accusation et Nathalie s'en voulut aussitôt d'avoir été aussi abrupte. La finesse dans ses relations n'avait jamais été son fort, mais quand même pourquoi agresser frontalement Lee ? Il était peut-être un peu rêveur et passionné, mais c'était plus sympathique qu'autre chose. Nathalie bredouilla une vague excuse sur le fait qu'il ne s'agissait que d'une opinion, mais Lee continua comme si le point importait peu.

— Tu as probablement raison. Mais je fais ce que je sais faire. Je cherche à alarmer le maximum de compétences. Je ne comprends même pas les implications réelles du Filet. Un océanologue a fait une étude théorique qu'il a tenté de m'expliquer. Je ne m'en sers pas lors des exposés, car je serais incapable de répondre aux questions. J'ai besoin d'une équipe pour s'opposer à ce projet. La seule chose que j'essaye de faire, c'est de vous donner envie de vous contribuer à la lutte contre le Filet.

— Mais nous ne connaissons rien sur le sujet ! Je répare des scaphes et Vincent est manipulateur réseau.

Nathalie se sentait incapable de ne pas s'énerver. Elle ne comprenait pas vraiment la raison de son emportement, mais elle supposait qu'il était en lien avec la fin prochaine de leurs vacances et surtout l'ennui de voir Lee tourner autour du pot plutôt que de leur dire clairement qu'il souhaiterait qu'ils cotisent à « Paix-pour-la-Terre ». Elle préparait déjà un non cinglant pour les avoirs dérangés durant leur dernier couché de soleil pour une simple histoire d'argent, les dons de comptes d'impact pour une organisation étant illégaux.

— Vous êtes les deux seuls Nautiques que j'ai rencontrés. Je suis persuadé que nous devons convaincre le gouvernement de l'Atlantique Nord. Il est directement concerné par les expérimentations américaines. Ce sera notre premier allier de poids pour lutter au niveau international.

— Mais nous ne connaissons personne proche du gouvernement ! répondit Vincent qui lui aussi commençait à trouver le discours de Lee pour le moins surprenant.

Les Anars avec qui il avait travaillé aimaient également discuter longtemps avant d'en venir au fait, mais jamais ils n'auraient parlé des autorités autrement qu'en termes d'ennemis à abattre. Il se souvenait de leurs regards fuyants et des mouvements furtifs qu'ils faisaient pour s'assurer qu'ils n'étaient pas épiés lorsqu'ils évoquaient leurs projets. Ceci avait toujours eu le don d'amuser follement Vincent qui les prenait souvent à contre-pied en leur lançant des phrases sibyllines à travers la cafétéria du campus. Alors quand ils l'accusaient trop fortement il leur répondait invariablement : « Mes amis Anars, les paroles s'envolent, seule l'information demeure, et je suis là pour qu'elle demeure cachée ». Ses souvenirs distrayaient Vincent qui s'attendait à voir un grand « A » sortir de la chemise de Lee, mais celui-ci continuait impassible.

— C'est peut-être moins vrai que vous ne le pensez. On sous-estime toujours le cercle de ses relations dès qu'on invite les amis de ses amis. Il y en a probablement qui font partie du gouvernement ou des instances dirigeantes. Mais ma requête est moins directe que cela. Julie a postulé, il y a longtemps, à un statut d'immigrante. Il a récemment été accepté. Je vous demande de l'accueillir et de lui faire rencontrer du monde. Le reste c'est son métier, je vous rappelle qu'elle est journaliste. Elle gagnera ainsi de nombreuses semaines.

Nathalie et Vincent se regardèrent quelques instants, assez surpris.

— Nous n'avons pas la réputation d'être très accueillant, nous autres Nautiques se décida Nathalie. Mais il ne faut pas exagérer non plus. Nous ne sommes pas si fermés et Julie est la bienvenue. Nous n'allons pas la laisser seule alors qu'elle va en plus devoir s'adapter à notre culture.

*******

Ils se séparèrent bientôt, avec un rendez-vous pour le lendemain à l'aéroport. Le vol pour les Açores partait en fin de matinée. Vincent avait accepté de bon cœur de présenter Julie à ses amis et relations professionnelles. Il l'aurait fait même sans la demande de Lee. Il avait apprécié le travail de Julie pendant la réunion. Les quelques méthodes de camouflage de données qu'elle avait utilisé lui paraissaient intéressantes et dénotaient d'une nature ouverte et originale. Comme leur mission de forage à Aït Keflavik était terminée, ils allaient retrouver leur bulle à Corum. Ce serait une bonne base de départ pour Julie puisque c'était la deuxième « ville » de l'Atlantique Nord après les Açores. Corum était de plus le centre politique et culturel alors que les Açores étaient la capitale économique.

Corum avait été créée relativement tôt pendant la GT. Les pionniers des profondeurs n'étaient pas sensibles aux implications politiques de ce qu'ils avaient entrepris. C'étaient avant tout des techniciens et des aventuriers. Ils faisaient ce qui devait être fait et chérissaient leur indépendance. Comme les ressources étaient rares, ils étaient rapidement devenus experts en récupération en tout genre et leurs modules ressemblaient souvent à des agglomérats improbables. Lors de leurs quelques passages en surface, ils trouvaient toujours quelqu'un pour leur expliquer que ce qu'ils essayaient de connecter ensemble ne pouvait pas tenir. Qu'ils ne pouvaient pas jointer des matériaux différents, venant de fournisseurs variés ! Pourtant ils habitaient dans ces assemblages impossibles, aussi ne s'en souciaient-ils guère. Petit à petit, certains avaient affiné les techniques et avaient partagé leur savoir-faire avec leurs voisins. De petites communautés s'étaient créées d'elles-mêmes. Corum était l'une d'entre elles. Elle avait bénéficié de ressources énergétiques importantes et elle avait prospéré et grossi. Les techniciens avec certaines compétences particulièrement utiles s'étaient alors regroupés en coopérative par corps de métiers. Cela s'était fait suffisamment tôt pour que l'on ne parle pas encore d'économie dans les profondeurs. On raisonnait tout juste en termes de survie à cette époque. Aussi les échanges n'avaient pas été monétaires, mais basés sur ce qui comptait par plus de 1000 mètres de fond. L'impact que chacun avait sur la biosphère miniature et artificielle des groupes de bulles. Les ressources alimentaires, les épurateurs d'atmosphère, le recyclage de l'eau douce étaient la préoccupation quasi unique des habitants, dès que les bulles furent plus que des sous-marins. Les années passant, Corum avait continué de grossir et les coopératives également. Mais le système d'échange d'impact avait perduré. Quand, une vingtaine d'années plus tard les pionniers avaient commencé à évoquer la construction de l'Atlantique Nord, la réussite du système d'échange d'impact avait été telle qu'il avait été généralisé et intégré à la constitution. Le droit d'impact individuel, l'interdiction pour les Corpos d'avoir un impact négatif, le bilan annuel... tout cela avait été inventé ici pour la survie des premières bulles. Ce qui paraissait aujourd'hui comme une évidence partout sur terre avait en fait été conçu et expérimenté sous l'eau. Chose étonnante, l'origine de la politique mondiale de gestion des impacts avait été oubliée même à Corum. La mission politique de Corum était celle d'un gestionnaire. Son rôle culturel était beaucoup moins direct et centré sur les personnes. Une école de philosophie y travaillait sur l'introspection. Elle avait diffusé dans toutes les strates de la société. L'architecture même de la cité en était influencée. La ville privilégiait les petites salles et les endroits propices à la solitude. Les couloirs étaient neutres et ternes, seuls les espaces individuels étaient abondamment décorés. Souvent chaleureuses, ces bulles portaient bien leur nom. Des bulles physiquement, mais aussi psychologiquement, car elles étaient un lieu hautement privé où chacun se réfugiait, s'isolait.

Entre les maillesWhere stories live. Discover now