XV.

105 4 1
                                    

Bill avait ouvert les yeux. Le dos meurtri par l'étage en bois dur sur lequel il avait dû dormir, ou plutôt essayé de dormir. Le corps de Bill avait ouvert ses défenses. Il se tenait assailli et faisait maintenant tout pour résister, quitte à mettre sa conscience en veille et son cerveau sur endormissement. Il n'avait plus le temps pour penser à des horreurs, tant l'horreur qui arrivait sur lui était comparable à un train furieux et infreinable. Il n'arrivait à songer qu'à la douleur prochaine, qu'il devinait encore plus blessante que la précédente. Le jeune homme ignorait tout de ce qui allait lui arriver et avait juste cessé de s'indigner des brusqueries, meurtres et autres atrocités. Il avait trouvé l'enfer sur Terre, et y était condamné, alors pourquoi se battre contre quelque chose face auquel on est impuissant ? Il referma les paupières, les reins en miettes et la cage thoracique écrasée, incapable de se lever. Il se perdit dans ses songes et se plut à imaginer la main douce de Tom caresser sa joue tendrement, pour le réveiller en douceur, tout en déposant des baisers le long de sa colonne vertébrale. Il priait si fort pour ouvrir les yeux à nouveau et se trouver en face de son amant, tout contre lui, sa peau froide contre la sienne, dans un lit modeste mais bien plus confortable en tous points par rapport à cette ridicule planche de bois. Il se laissa couler dans cette douce vision éphémère et fut secoué par un violent spasme en entendant un hurlement le tirer violemment de ses draps, alors qu'il se levait en panique. Les SS s'attroupaient dans le « dortoir », tabassant ceux qui refusaient de se réveiller, ou pire, ceux qui étaient morts dans la nuit. Le jeune homme se sentait presque chanceux de savoir que son cœur battait toujours. Les palpitations effrénées de ce dernier s'accentuèrent lorsqu'il se trouva en dehors du bloc, les yeux tout petits de sommeil. Ces yeux vitreux, qui tentaient de faire la mise au point sur une réalité que le brun ne voulait en vérité pas voir.

Il lui fut servi du café dans le petit bol que l'on lui avait distribué en même temps que son uniforme, bol fourni avec une cuillère. Quelle générosité, pensa Bill, ironiquement. C'est vrai, ils auraient pu les faire boire au bol directement, comme des chiens. Le brun en avait profité pour s'asseoir dans la petite cour reculée et observer l'environnement dans lequel il allait être condamné à évoluer, au moins durant plusieurs mois. Le jeune homme tentait de faire des pronostics pour se sentir mieux, s'illusionnant en statistiques erronés. La terre était sèche, nue de toute végétation. Comme si l'horreur s'était incrustée à même le sol pour tuer absolument toute chose vivante qui aurait pu s'y enraciner. Le camp s'étendait comme un cancer au milieu de la Pologne, une verrue purulente. Bill était maintenant persuadé que le gouvernement ne laisserait pas un tel massacre prendre place sans rien dire. Il avait trouvé le temps pour penser à Tom, aussi. Il avait une petite fissure à la commissure des lèvres et avait pensé bêtement que ça l'embêtait car embrasser son homme avec ce genre de blessure le ferait grincer des dents. S'il avait su que cette ridicule faille aurait bien le temps de cicatriser avant qu'il ne se retrouve à embrasser Tom de nouveau. Mais l'espoir était primordial, et le brun se devait de profiter de cette minuscule étincelle avant qu'il ne lui soit proscrit de penser.

[...]

La chaleur ambiante était hallucinante, insupportable, lourde. Le genre de chaleur qui assiège le corps comme une maladie. La chaleur qui oblige à plier les genoux et qui dessèche les muscles tout entiers. Celle qui empêche le travail ou le rend inhumain, insupportable. Elle montait dans le cou de Bill et lui mordait le visage, glissant sur lui de plus en plus près à mesure que le brun avançait, portant une charge bien trop lourde pour lui sur ses épaules. Il pensait que ses os allaient se casser, forcés de coopérer avec le peu de force qu'il possédait pour emmener ce satané morceau de métal dans cette satanée fournaise. Il suait d'absolument partout, sa peau souffrante et maltraitée qui, il en était sûr, ne serait plus jamais aussi douce qu'avant. Les hommes balançaient leur travail dans la grande bouche bouillante et l'observaient couler quelques instants, avec une satisfaction si courte qu'elle n'était jamais totalement assouvie lorsqu'ils se rendaient compte de la masse de travail qui leur restait encore à faire. Ce n'était pas du travail, c'était de l'esclavagisme, un travail de bête. Oh qu'il aurait aimé être une bête plutôt que le petit Bill, trop androgyne et trop fin pour les travaux du corps. Un brave bœuf au cou large et aux jambes puissantes, aux immenses yeux inexpressifs et aux sabots lissés, droit, imposant. Une bête obéissante, droite, qui n'aurait de toute façon connu d'autre activité dans sa misérable vie de bête que de tirer des objets d'un poids ahurissant vers un endroit X. Le brun savait qu'il ne pourrait jamais continuer de cette façon, alors qu'il sentait la peau de ses pieds se décrocher presque, menaçant de l'empêcher de marcher. Il ne voulait pas se retrouver en infirmerie, car il savait le sort courant que l'on réservait aux malades. Quelques ridicules semaines seulement qu'il se trouvait là et il avait beaucoup appris, notamment grâce à l'un de ses camarades du bloc. Ils avaient longuement parlé, il y a une paire de nuits.

Je t'attendrai.Where stories live. Discover now