Love Bites

Épisode 5 - 15 Apathie

Toute notion du temps s'est envolée, balayée par son état éthéré. Taylor ne saurait dire si elle a passé des heures, des semaines, ou même des années, dans cette pièce blafarde. Si, au début, elle s'est activée pour trouver une sortie, ses essais infructueux l'ont peu à peu conduite à une apathie fataliste.

Incapable de toucher le monde qu'elle entoure, elle a de plus en en plus eu l'impression de se trouver dans un nuage, ou plutôt une brume écrasante. D'abord elle a cessé de se déplacer, puis même de regarder son environnement, glauque et monotone. Réfléchir à une solution pour s'en sortir est devenu plus dur, ses pensées tournant en boucle.

Puis les visions ont commencé. Encore une fois, elle ne saurait dire au bout de combien de temps, mais d'autres êtres sans corps lui sont apparus, dans la même pièce. D'abord quelques-uns, par intermittences, puis d'autres. Des femmes et des hommes, errant dans la cave, sans but pour certains, suppliant pour d'autres. Certains, en colère, s'agitent, alors que d'autres sont juste recroquevillés dans un coin.

Hallucinations ? Ou autres âmes qui, comme elle, sont prisonnières des symboles aux murs ? Ou pire encore, serait-elle morte et, comme ces fantômes, incapable de sortir de sa boucle mentale ? Sont-ils aussi les victimes de ce taxidermiste ? L'idée devrait la terrifier, mais elle n'arrive pas à ressentir de la peur.

C'est ainsi que, lorsque la porte s'ouvre finalement, elle ne réagit qu'à peine. Aux milieux des esprits, un homme se déplace et jure, en apercevant le corps calciné du marchand de chair. Si celui-ci git encore sur le sol, c'est que peu de temps s'est écoulé, n'est-ce pas ? Si elle est déjà aussi faible de volonté là, qu'est-ce que cela donnera après des années ? Disparaitra-t-elle d'elle-même, sa vie oubliée et son corps laissé aux mains de cette sorcière ?

Un nouveau juron la sort de sa torpeur. Les autres esprits n'ont pas l'air de remarquer quoique ce soit. Aucun ne saisit l'opportunité de cette porte ouverte pour fuir ce piège. L'humain est penché sur le cadavre brûlé. Maintenant qu'elle y prête davantage attention, Taylor remarque qu'il est lui aussi asiatique, si bien qu'elle ne comprend pas ce qu'il dit à haute voix. Plus jeune que le marchand, aussi. Pourrait-il s'agir de quelqu'un de sa famille ?

L'idée que ce fou n'ait pas été seul a un goût amer, mais il est vrai qu'il n'a probablement pas pu agir en solitaire, pour organiser ces crimes de la sorte. Surtout s'il avait des clients nombreux... Une famille ? Une mafia ? Une secte ? Elle ne saurait dire.

Alors que ces questions prennent forme dans son esprit, Taylor a l'impression de sortir d'un rêve éveillé. Ou plutôt un cauchemar dont le réveil se trouvait au bord des yeux, mais demeurait inaccessible. Son intellect se remet tout doucement en marche et chasse l'oppression de l'apathie.

Après tout, si les événements viennent de se produire, elle peut encore trouver une solution ? Qu'a-t-elle à perdre, au fond ? Dans le pire des cas, si elle échoue, son destin sera identique à celui qu'elle trouverait ici, en abandonnant d'ores et déjà la lutte.

Taylor se déplace, avec une difficulté nouvelle, comme si son esprit était resté gelé trop longtemps. Ce qui paraît d'habitude si simple pour la sorcière qu'elle est lui demande effort et concentration. Elle passe juste devant un grand blond qui regarde constamment sa montre, en murmurant « elle ne viendra jamais », encore et encore. Il ne la remarque pas.

Puis elle rejoint la table où elle a failli se faire empailler, un frisson de dégoût la prenant. Le jeune asiatique est déjà en train de sortir et la sorcière hésite : doit-elle essayer de prendre possession de lui ? Est-ce que cela fonctionnerait, vu que le marchand de chair semblait protégé de ses pouvoirs ?

Elle estime qu'il ne vaut mieux pas le tenter et se contente de suivre l'individu, passant avec lui la porte juste avant qu'il ne la referme. Il s'éloigne alors, un téléphone à la main, et Taylor réalise qu'elle est sortie. Le soulagement en devient presque palpable.

Ainsi, il suffisait d'attendre que quelqu'un vienne. Elle n'était pas destinée à rester éternellement coincée. C'est logique, maintenant qu'elle y pense : quelqu'un a forcément dû remarquer l'absence de l'homme. L'arrivée d'un sauveur n'était qu'une question de temps. Dans sa situation, tout paraissait noir et impossible, alors que la solution était si proche...

Hélas, ce n'est pas pour autant là que ses soucis se terminent. Elle est perdue, sans corps, au milieu de San Francisco, sans aucune idée de comment retrouver son enveloppe. Que peut-elle faire ? À qui pourrait-elle en parler ?

Sienna... Il lui suffit de penser à Sienna pour qu'aussitôt un début d'espoir naisse en elle. Annabelle l'aura sûrement transformée, maintenant, si elle n'a pas menti. Sa compagne sera peut-être réceptive, si elle vient lui demander de l'aide.

Elle lui dira juste que... que...

Qu'elle est une sorcière à qui on a volé le corps. Si, par miracle, Sienna la croit, ce qui ne sera pas évident car elle devra bien sûr emprunter le corps de quelqu'un d'autre, quelle sera la suite ? Est-ce qu'elle ira chercher Lenia et risquer de se faire carboniser, alors que la vieille femme était capable de tenir tête au monstre du concert, de ce dont se souvient Taylor ? Que pourrait faire la garçonne, à part risquer sa nouvelle vie si durement gagnée ?

À la réflexion, ce n'est peut-être pas la meilleure idée, d'autant qu'elle est peut-être toujours dans le coma. Non, il faudrait d'abord trouver quelqu'un qui puisse la croire et garder la tête froide. Une personne intelligente, qui sache faire des plans et qui ne s'emporte ni ne panique aisément.

Approcher Annabelle, tant que son Père est dans les parages, s'apparente à la plus mauvaise idée imaginable. Du coup, ne reste que Faith : sa sœur sait tout de sa vie et ne serait jamais assez stupide pour s'approcher de Lenia. Elle n'aime pas l'idée de devoir la mettre en danger, mais ses choix sont plutôt limités. Sans compter que se réfugier chez sa petite sœur a de l'attrait, dans sa situation...

Décidée, la jeune femme passe à travers les murs de la boutique et se retrouve dans la rue, en plein jour. Se déplacer n'est pas aussi facile que quand elle vient de sortir de son corps, et elle ignore combien de temps elle pourra rester sous cette forme. Aussi se met-elle à chercher un hôte pour faire le trajet jusqu'à Stanford, en espérant pouvoir tenir jusque là-bas.