Le regard ambré

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Je m'étirai avec lassitude les pattes avant. Mes griffes se plantèrent d'elles-mêmes dans la terre malléable et douce. Je lâchai un grognement las quand mon estomac réclama famine.

Manger, dormir. Ma vie se résumait à cette boucle sans fin. La lassitude me tenaillait de ses lames striées. Elle se plaisait à me torturer nuit et jour. Et je la laissai faire sans rien y changer.

De temps en temps, il y avait bien sûr, mon frère qui venait me voir. Mais ses visites étaient trop espacées, trop courtes. Je voulais qu'il reste avec moi. Qu'il dorme à mes côtés. Qu'il ne me laisse plus seule pour rejoindre les autres personnes de son espèce dans cet immense château dont je n'avais pas le droit de pénétrer sous peine de mise à mort.

Des années que j'errais dans cette forêt sans quête, sans espoir...

Comme toutes les journées passées, je me mis sur mes quatre pattes imposantes et trottinai en direction de la rivière qui séparait la forêt en deux. J'étais bercée par le chant des hiboux et les grignotages incessants des autres animaux. Des lapins sautaient gaiement en famille vers le cours d'eau. Je les regardai prendre ce même chemin avec sourire aux lèvres. Ils n'avaient plus peur de moi comme les premiers jours. Après tout, j'étais un animal sauvage, un prédateur. Ils avaient le droit d'être effrayés par mon corps poilu, mes petites dents pointues, et ses griffes qui pouvaient déchiquetaient la chair en un coup. Ils avaient le droit d'être effrayés.

J'étais moi-même apeurée par cette apparence différente en arrivant dans ce monde. C'était la première fois que j'étais dans le corps d'un animal... Ou peut-être pas. Je ne me souvenais plus. Mais heureusement, j'avais pu retrouver mon frère rapidement dans ce nouveau paysage.

Il logeait entre des murs comme vivaient tous les êtres humainement constitués. Un logis chaud, réconfortant, près d'un feu de cheminée, avec un lit douillé. Tant de choses qui me manquaient.

Je reniflai l'eau et surtout les poissons dodus qui sortaient leurs têtes de la surface transparente. La langue pendante, je m'installai sur un rocher face à l'aval du cours d'eau, et observai attentivement le saut d'un poisson. Un d'entre eux dansait sous mes yeux. Elle me narguait, mais bientôt elle ne rira plus. Le regard illuminé, mais concentré, je fis un coup de patte bien placé vers l'eau. L'animal aquatique fut projeté vers la terre ferme. Il s'agitait, paniqué. Après plusieurs minutes de pêche, je récoltai une dizaine de poissons qui finirent dans mon estomac.

Rassasiée, je ne savais pas quoi faire, aussi me promenai-je comme chaque jour dans cet environnement boisé. Soudain, j'entendis des pleurs. Étonnée, je me dirigeai vers la source et vis un petit garçon assis sur une écorce d'arbres. Il avait entendu mes bruits de pas et avait vivement levé la tête d'un air apeuré, fouillant les bois à la recherche d'un prédateur.

Je sortis de ma cachette pour m'approcher de lui. Effrayé, il ne bougea pas, et me fixait du regard comme si j'étais un monstre. Et j'en étais un pour lui.

Tout tremblant, il prit une branche d'arbre et la brandit comme une arme. Pas le moins du monde impressionnée, je continuai de m'avancer à pas lent. Je voulais savoir pourquoi il était dans la forêt alors que la nuit allait s'étendre. Je voulais savoir pourquoi il pleurait. Je voulais le réconforter. Mais je ne pouvais pas parler.

Il recula jusqu'à ce que son dos percute un arbre. Courageux, le petit garçon leva son bâton en espérant me frapper. D'un coup, je pris la branche de ses mains, et l'envoya à terre. Cette fois-ci, le garçon cria de toutes ses forces, perçant mes tympans fragiles. Pour le faire taire, je m'approchai de lui et l'enlaçai.

Il était si petit. Je m'assis sur mes fesses, et déposai doucement le petit sur mes cuisses dodues. Il avait arrêté de crier, mais paraissait toujours aussi effrayé. Je commençai à le bercer en penchant mon corps d'avant en arrière. Je sentis ses muscles se détendre, et ses pleurs diminuer. Soulagée, je le relâchai un instant. Il me regarda de ses grands yeux gris et attendait. Je fis de même.

« Léandre ! Où es-tu ? » cria une voix féminine.

Étonnée, je vis enfin le regard doré de la jeune femme qui s'arrêta juste en face de nous. Ses yeux s'agrandirent sous la peur, puis redevinrent vides d'émotions.

« Léandre, tu vas bien ? demanda-t-elle au petit, sans me quitter des yeux.

– O-oui, maman.

– Tu n'es pas blessé ?

– Non, dit-il en secouant la tête.

– Viens par ici, on doit rentrer, » souffla la mère aux cheveux d'or tout en ne quittant pas mon regard.

Le petit garçon au doux nom de Léandre hocha la tête, et ce fut avec tristesse qu'il partit de mes bras. Je me retrouvai de nouveau seul tandis que je voyais les bras de la mère inquiète se refermer sur son enfant perdu. Je détournai le visage, les yeux brûlant de larmes que je ne pouvais verser.

« Qui est cet ours ? demanda la jeune femme, intriguée. Il ne t'a pas fait de mal ?

– Non, elle est gentille. Elle ne m'a pas mangé comme l'avait dit Père.

– Oui, il semble très gentil, annonça-t-elle avec une pointe de méfiance.

– Elle ! C'est une fille, rectifia justement Léandre.

– Comment le sais-tu ?

– Parce que je peux le sentir. »

Quand je regardais de nouveau vers les deux jeunes gens, Léandre était en train de se mordre les lèvres, gêné. Apparemment, il a dit des paroles qu'il n'était pas censé révéler à sa mère. Et puis la vérité me frappa au visage. Cette jeune femme était humaine. Entièrement humaine. Contrairement à Léandre qui était comme mon frère, une créature surnaturelle. Mais il semblerait que la mère n'en savait rien.

Humaine. Cela faisait longtemps que je n'en avais pas croisé. C'était étrange... Les vieilles femmes jouaient-elles avec moi ? Sûrement. Mais comment parler à cette femme ? Je grognai, attirant son attention, puis la fixai. Ses yeux ambrés plongèrent dans les miens, mais je ne trouvais pas de mimique à faire. Je soupirai une nouvelle fois, puis fis quelques pas pour retourner à ma vie d'ourse solitaire.

« Attends ! » cria soudainement la jeune femme.

Comprenant ses paroles, je m'arrêtai. Je me retournai vers elle et penchai la tête en signe d'interrogation.

« Je m'appelle Ambre. Et toi tu es une ourse ? »

À sa question étrange, j'hochai simplement de la tête. Personne à part Zircon, mon meilleur ami, ne s'était donné la peine de me faire la conversation. De faire la conversation à une ourse. Avec surprise, je vis son visage s'illuminer d'un sourire.

« Es-tu Agathe ? » questionna-t-elle doucement.

Mon regard reflétait la joie tandis que j'hochai vigoureusement la tête. Heureuse comme jamais dans cette solitude, je m'approchai de l'humaine qui était sûrement une changeuse de Destins, mais le petit Léandre chuchota qu'ils arrivaient. Ambre regarda en direction du château où les flammes rouges illuminaient les tours.

Déception. Tristresse. Elle allait me quitter. J'avais enfin trouvé une autre personne voyageant à travers les mondes comme moi et il fallait que notre rencontre soit de si courte durée.

« Je reviendrais demain, » souffla Ambre en me fixant de ces yeux ambrés, avant de courir vers sa demeure chaude et réconfortante avec son fils.

Je clignai des yeux un instant, assimilant sa dernière phrase. Elle allait revenir. Demain, elle reviendrait me voir. La joie et l'excitation m'envahirent avec fracas. J'espérais de tout coeur qu'elle tienne ces paroles qui sonnaient à mes oreilles comme une promesse.

Les Changeurs de Destins - Le Royaume d'HéliaWhere stories live. Discover now