Chapitre 2 Pars Pas

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BILLIE

Comme à mon habitude, je suis Célia qui me tire par la main. Je m'assieds à son côté et je la regarde dévorer sa tartine de pain beurrée et boire son verre de lait, tandis que j'attends que mon café noir translucide daigne refroidir un tant soit peu.
Je n'ai jamais compris pourquoi, on servait du café bouillant ... Comme si se brûler la gueule avec du jus de chaussette était attrayant.

J'ai un mal de tête lancinant, sûrement dû au manque de sommeil et à l'excitation de la veille.
Célia me regarde avec un sourire moustachu de blanc. Ce qui me fait toujours sourire.
— Fini !! Mains !! Me fit elle en se dirigeant vers le lavabo.
Mon café semble avoir terminé d'envoyer des signaux de fumée, alors j'entreprends de le porter à mes lèvres. Ouch. Je ne peux m'empêcher d'ajouter de l'eau à cette boisson, qui ressemble plus à un thé maintenant, pour le refroidir et pouvoir l'avaler sans me cramer le gosier.

Sa peluche à la main, je la vois se brosser les dents énergiquement autour du lavabo rond et vétuste. J'aide à débarrasser et nettoyer les tables souillées de miettes de pain et de gouttelettes de lait.
La plupart des enfants sont déjà dehors pour profiter d'une récréation matinale avant la classe, dans cette sorte de cours cimentée. Il n'y a pas de jeux pour les petits. Ils s'amusent avec ce qu'ils trouvent ou ce qu'ils ont. Je les regarde mais il n'y a pas de vie. Ils ne jouent pas à chat ou à cache-cache. Ils se contentent de rester là. Certains marchent, d'autres sont assis. Seuls les petits sont un peu dissipés.
Une première sonnerie retentit, nous regroupons les enfants par classe en formant des rangs à peu près corrects.
La seconde sonnerie annonce le début des cours. Tous les enfants rejoignent leur classe respective.
Les éducateurs font de leur mieux pour canaliser tous ces enfants tristes, en colère ou troublés comme Célia. Ces enfants-là, trop perturbés sont placés ici car "non adoptables". Aucun de ses enfants ne connaîtra le bonheur de faire partie d'une vraie famille.

Pendant les heures de classe, j'en profite pour me rendre dans le bureau du directeur d'établissement. Un petit homme chauve en costard cravate et chaussures vernies. Il paraît vieux alors qu'il doit avoir trente-cinq ans à tout casser.                                    Comme s'il avait besoin d'un costume ici. Jamais personne ne vient... Dans ce bâtiment pourri et glauque... Avec des enfants qui n'ont pas assez à manger ... il m'a toujours répugné, c'est un homme méchant qui rabaisse les autres.

— M. York ? Puis-je vous parler s'il vous plaît ?
— Entre Billie !
Je pénètre dans son bureau en prenant soin de ne pas fermer la porte. Je n'aime pas cet homme, je n'aime pas être seule avec lui, il me fait peur. C'est un sale type. Cette pièce entièrement constituée de boiseries chaleureuses dénote parfaitement avec l'institution qu'il dirige et je ne comprends pas cette différence.
— M. York, je viens d'être admise à l'université de Portland et je vais être dans l'obligation de vous donner ma démission. Mon départ est prévu dans quatre jours. Je parle très vite en évitant son regard.
— Humm, tu imagines vraiment quelqu'un comme toi dans une fac aussi réputée ? Comment t'es-tu inscrite ?
Il est assis sur son fauteuil en simili qui doit être relevé au maximum car il me surplombe d'une tête à présent. Il s'est adossé à son siège en se tordant la bouche pour se donner un air hautain et passer pour quelqu'un d'important.
— Quoi ?
Je suis déconcertée, qu'est-ce qu'il vient de dire ? J'ai dû mal entendre et je secoue la tête mais il continue.
— Tu crois réellement qu'avec ton vécu, tu es une personne "normale" ? Quelqu'un de bien ? Redescends, tu n'es rien ! Comme aucun des gamins ici ... Des rebus de la société... C'est tout ce que vous êtes !
Son regard est dédaigneux, il porte sur moi un regard méprisant. Il veut m'intimider.
— J'ai obtenu de solides résultats. Mon dossier est passé devant une commission et mes excellents résultats ont été reconnus. Je pars dans quatre jours !
— Tu reviendras, c'est moi qui te le dis ! Tu ne vaux rien comme tous les autres qui ont essayé ! Comme Éloïse !
Quoi ? Éloïse ! Oh non ! Il ne l'a pas rabaissé au point qu'elle reste là ? Il a une sorte de petit rictus en coin qui me donne envie de le gifler mais je suis tétanisée.
Il reprend alors que mon regard se trouble.
— Je lui avait dit qu'elle ne valait rien ! Quand elle l'a enfin compris, elle n'a pas tardé à revenir ! Et où est-elle aujourd'hui ?
Il a un mauvais sourire, je le hais ! Mais franchement, aurais-je dû m'attendre à autre chose de sa part ?
Je me lève et sors de son bureau pendant que mes muscles me le permettent encore. Sur le côté, j'aperçois Eloïse qui a tout entendu des saloperies de ce connard arrogant.

Elle pleure à chaudes larmes, je lui fais signe de me suivre, elle ne le fait pas. Elle s'écroule.
Je comprends que je dois la laisser seule. Je retourne vers le bâtiment et commence à préparer mon sac. Il ne sera pas bien lourd. Voilà pourquoi Éloïse voulait que je m'achète des affaires. Je fais glisser la fermeture éclair. Si seulement la vie est aussi simple qu'une fermeture éclair... Je soupire.

J'ai hâte de m'en aller d'ici. La journée fut longue, je me suis réfugiée sous mon châtaignier. Il va être dix-sept heures et les enfants ont fini les heures de cours.
Célia vient s'asseoir à côté de moi dans l'herbe. Je la regarde.
— Pleure ? Me demande-t-elle.
— Oui, il faut que je te parle de quelque chose. Mais tu dois me promettre de ne pas être triste, d'accord ?
Je dis ça alors je chiale comme une madeleine. Tu parles d'un exemple.
— Quoi ? Dis ...
— Tu vois, tu vas à l'école ?
— Oui !
— Et bien tu sais, moi aussi je dois y retourner.
J'essaye de choisir mes mots et d'adapter mon langage pour adoucir mes propos.
— Avec moi ?
Merde ...
— Non ma puce, ce que j'essaye de te dire c'est qu'il faut que j'aille dans une école où il n'y a que des grandes personnes. Je ne serai pas avec toi ici mais tu auras Éloïse et on pourra se téléphoner si tu veux.
Ses sourcils blonds se froncent et des larmes coulent sur ses joues.
— Billie, partir ? Avec moi ? Dit-elle dans un sanglot.
Je lui prends sa petite main et lui explique que je ne pourrai pas l'emmener avec moi.
— Pas partir Billie. Non ... Elle pleure silencieusement, comme d'habitude... Elle se lève et s'en va.
Je ne me suis pas rendue compte que mes larmes coulaient si fort, je suis si déchirée. Je reste assise et je regarde dans le vide. Est-ce que je fais bien de m'en aller ? Éloïse a fait l'expérience de la fac et est revenue. Pourquoi ? Peut-être que York a raison ...on n'est pas comme tout le monde. On ne vaut pas grand-chose. Pourvu que Célia ne se referme pas.

Les jours suivants, je n'ai pas vu Célia pour me faire un câlin ou prendre son petit déjeuner avec moi, Éloïse m'a évité, je pense qu'elle ne veut pas que je lui pose de questions, elle sait pourtant que je suis comme elle et ce n'est pas mon genre d'interroger les gens. Célia reste loin de moi. Je la sens me regarder mais quand je tourne la tête, elle fait de même.
Elle se protège à sa manière. Ça me fait mal car elle m'a toujours suivi partout. Elle est si petite.

C'est ma dernière nuit ... Et demain je m'en irais ... Même si je dois revenir, je veux vivre cette expérience. Il y a un monde tout autour dont nous ne connaissons rien et j'ai envie d'en découvrir un petit morceau.

Le moment de mon départ est arrivé, Éloïse m'attends. Elle me serre fort dans ses bras et m'embrasse.
— S'il te plaît, vis tes rêves et ne reviens jamais. Je t'aime fort petite sœur.
— Je reviendrai pour vous chercher toutes les deux. Je ne vous abandonne pas tu sais ?

Elle ne peut réprimer un sanglot. Je prends mon sac et me dirige vers la sortie. J'accélère le pas ... Je ne peux m'empêcher de me retourner et je vois ma petite Célia debout sous mon châtaignier. Elle me regarde m'éloigner. Encore quelques pas et je n'aurais plus cette vision de ma grande sœur et ma petite sœur de cœur que je laisse derrière moi. Cette sensation d'égoïsme est insoutenable. Il faut à tout prix que je pense à autre chose. Je tiens mon sac fermement. Ce sont les seules choses que je possède. Il renferme toute ma putain de vie de merde dont mes secrets les plus sombres et dégueulasses.

J'attends avec deux femmes, à la gare routière mais je reste en retrait. La pluie commence à tomber. Ça commence bien, notre bus est en panne, le prochain partira de nuit. On attend jusqu'à une heure vingt du matin, je ne suis pas rassurée, je reste prostrée sur cette chaise qui me fait mal au cul au possible. Il arrive enfin. Les portes s'ouvrent et je vois les marches qui ouvrent le chemin. Lorsque je serai montée se sera le début d'une nouvelle vie. L'inconnu m'attend et ça me terrifie mais c'est grisant.

En prenant place, j'éprouve ce sentiment de liberté et d'indépendance tout nouveau mais j'ai peur. Il démarre.

Je suis libre. Libre mais terriblement seule.

Pour Les Yeux D'un Ange...Je Suis Là     Partie 1Where stories live. Discover now