CHAPITRE 32

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SHADE





Une journée de merde commence forcément par dire au revoir au seul ami que vous n'avez jamais eu. Du moins, les miennes.

D'une certaine façon, nous finissons tous par croire que nous ne partirons jamais. À tort. Notre permis de séjour expire après notre dix-huitième anniversaire. Nous le savons tous, cette vie à la Pension NA21 district 64B a une fin. Et même si nous en sommes témoins depuis nos plus jeunes années, faire face à la réalité de ce moment nous en colle une dans les gencives.

Quelque part, il est encore trop tôt. Notre existence ici est merdique, mais c'est la seule que nous avons toujours connue. Cela a quelque chose de rassurant pour la plupart des gens. Ce qui nous attend de l'autre côté du Mur peut se révéler bien pire.

J'ai hâte d'y être. Et je suis bien le seul. Berlioz aurait assurément voulu bénéficier de quelques jours de sursis. Et moi aussi. Son absence imminente gratte les entraves de ma folie. Je la sens s'agiter là, juste sous mes souvenirs et le long des secondes qui me séparent de son départ.

Je me terre dans l'ombre du couloir, à l'arrière du bâtiment, les yeux fixés sur le groupe de Pensionnaires qui attend le convoi qui les mènera loin d'ici. Berlioz discute avec Isaz et Lagos. Ils lui disent au revoir et plaisantent, comme si c'était normal. Les deux amis le serrent dans leurs bras avant de s'échanger leurs derniers mots.

Je grimace face à ce spectacle. Il n'a pas besoin de moi. Je n'ai rien à offrir de similaire et il le sait.

Isaz et Lagos s'en vont finalement et le brun me lance un regard mauvais lorsqu'il passe à ma hauteur.

— Fais gaffe, Harper, on pourrait presque croire que tu te soucies de lui.

Je ne réponds pas à son commentaire provocateur et me reconcentre sur le groupe. Berlioz croise immédiatement mon regard, les sourcils haussés dans une expression qui me demande ce que je fous. Je me planque, B. J'ai pas envie que tu partes.

Je soupire quand il me fait signe d'approcher. Je traîne les pieds devant le sourire sincère qui mange la moitié basse de son visage. Comment est-ce qu'il fait ça? Je ne comprendrai jamais d'où ce gamin tire sa bonne humeur perpétuelle. Ça me donne salement envie de le protéger, oubliant momentanément que j'en suis incapable.

— J'avais fini par croire que tu ne viendrais pas, Shadow.

— Les codes sociaux s'accordent sur le fait que cela aurait été foutrement malpoli, tenté-je de plaisanter sans y mettre aucune conviction.

— Mais pas improbable.

Je lâche un reniflement sarcastique. Ça non, pas improbable du tout même. Berlioz me connait bien. Il sait que j'aurais pu rester planqué dans le couloir jusqu'à ce qu'il parte.

Je suis ingrat et égoïste et les épanchements émotifs m'emmerdent au mieux. Ils m'indiffèrent dans la plupart des cas. Je ne suis pas à ma place dans ce genre de scène.

Son sourire me brutalise. Je sens sa peur. Lui non plus n'est pas encore prêt à tout quitter.

— Je sais que je suis le soleil de ton existence, mais retiens tes larmes, s'il te plait. Ça me met mal à l'aise, blague-t-il sans se laisser avoir par ma façade fermée.

— Putain la ferme, Andorés.

Ce connard m'arrache un rire involontaire. Je croise ses yeux bruns, un peu moins assurés qu'au premier abord et détourne la tête. Comment peut-il me faire rire dans une telle situation ? N'est-on pas censé pleurer en gueulant des promesses improbables ?

ManipulationWhere stories live. Discover now