CHAPITRE 12 | PARTIE 1

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SHADE


— Échec et mat.

Reyna relève la tête vers moi, une expression farouche, mais résignée coincée sur le visage. Son soupir de frustration percute le jeu, sa mâchoire se crispe. Abandonne. Je serre les dents quand elle redémarre une nouvelle partie. Les modélisations 3D se remettent en place sur le plateau virtuel trônant entre nous, inconscients de ce qui se joue véritablement dans cette pièce.

Dans la salle remplie de jeu de société en tout genre, seules nos respirations perturbent le silence vivant qui referme ses crocs acérés sur nos corps. Trois heures que je suis coincé ici. Et la libération m'apparaît de plus en plus lointaine.

— Tu es sûre de toi ? grincé-je, les muscles raides et le regard brûlant d'agacement contre sa peau fragile.

— Absolument.

La tête résolument baissée sur l'échiquier, elle ne daigne même pas croiser mes yeux pour me répondre. Reyna commence à jouer et je souffle mon irritation. Je me cale dans le fond du fauteuil et me passe une main sur le visage pour dissiper mon impatience. J'ai remporté les six dernières parties, qu'est-ce qu'elle croit ? Une septième ne changera pas sa défaite en victoire.

Ses doigts glissent sur la manette interactive et un de ses pions se déplace au centre du plateau. L'atmosphère pèse plus lourd que mon ennui à ce stade. Les molécules d'air ploient sous les non-dits et la rancœur des derniers jours. C'est déjà un petit miracle qu'on se retrouve tous les deux dans la même pièce sans s'étriper.

Immobile, je force mon inspection. Je sais qu'elle sent mes yeux sur elle et j'attends le moment où elle craquera et relèvera la tête pour croiser mon regard qu'elle prend soin d'éviter comme la peste depuis son arrivée.

Je croyais qu'elle me reprocherait mon comportement de jeudi, mais elle m'a à peine adressé un mot le jour suivant. Je sens qu'elle est contrariée, mais son énervement est différent de d'habitude, plus froid, plus maîtrisé. Alors que je la regarde avec minutie, mon cerveau tourne à mille à l'heure pour tenter de la percer à jour.

— Reyna.

— Joue s'il te plaît, me coupe-t-elle sévèrement, d'un ton qui n'admet aucune réplique.

Je me mords la langue qui pointe entre mes lèvres et secoue la tête. Je ravale l'insulte qui s'accroche à ma gorge et me contente d'un rictus amer. J'avance une de mes pièces en silence.

Je ne fais pas partie de ceux qui s'effacent et ferment leur gueule. Mes provocations des dernières sessions l'ont assez prouvé. Mais la tension entre nous a atteint son paroxysme et je ne serai pas celui qui y mettra le feu. Alors, je n'ai rien dit quand elle m'a entraîné dans cette salle une minute seulement après son arrivée. Je n'ai rien dit non plus quand elle m'a forcé à m'asseoir pour jouer aux échecs. Et durant les six parties que nous avons disputées, je me suis bien gardé d'émettre un son.

Peut-être que d'une certaine manière, je considère que tolérer sa présence est un maigre prix pour échapper à ses questions. Néanmoins, je commence à me lasser d'obéir à sa volonté comme un vulgaire animal.

— À quoi tu occupes ton samedi d'habitude ? énoncé-je pour la faire parler, avant que sa vaine détermination à me vaincre ne me fasse exploser.

— Shade...

— Quoi ? Tu ne peux pas jouer et parler en même temps ?

Mon ton cassant lui fait relever la tête, et pour la première fois depuis trois heures, j'ai la chance de rencontrer ses yeux glacés. Ses orbes bleutés me torpillent sans relâche durant les quelques secondes que dure notre échange. Reyna se pince les lèvres avant de se reconcentrer sur le plateau.

ManipulationWhere stories live. Discover now