CHAPITRE 17 | PARTIE 1

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REYNA




Newton Park.

L'emplacement se pose là, dans toute l'arrogance de son histoire. Méconnaissable. Presque vivant. Des coordonnées mythiques à jamais imprégnées de sang.

L'herbe verte a remplacé les cendres. Les arbres bioniques anormalement vertigineux copient l'alignement des anciens piliers de verre tandis que les fleurs aux pétales blancs effacent les dernières traces de suie des cadavres d'antan. Même la brise fraîche semble artificielle. Elle souffle doucement les ultimes grains de poussière des ruines.

Cette verdure me dégoûte.

Les restes du bâtiment ont été rasés. Pour effacer la tragédie. Comme si c'était possible... Liquider les traces était le minimum. Mais l'absence de nouvelles constructions sur le terrain n'est qu'un rappel constant que cet endroit abrite désormais un cimetière d'enfants.

Les tombes demeurent invisibles, mais les ombres survivent. Devant l'autel prairial, une stèle de marbre gris en forme de livre ouvert recueille les quelque cent soixante-deux noms des victimes.

Il m'arrive d'y voir inscrit le mien, dans mes cauchemars. Le monument se couvre alors d'un sang presque noir qui imbibe la pierre. Avec une lenteur inqualifiable, les gouttes mortelles s'échouent sur mes chaussures. Leur rythme régulier s'enhardit, bombarde mes côtes. C'est un tambour battant, l'annonce d'une exécution.

La terreur meut mon corps. Je me recule. Mon regard accroche alors mes mains recouvertes du liquide rouge. L'odeur poisseuse de la décomposition infiltre mes narines tandis que les corps de mes sœurs apparaissent à la surface puis s'amoncellent en tas jusqu'à m'étouffer vivante. Je me réveille généralement juste avant de mourir.

Cruelle ironie.

Je n'ai jamais autant regretté d'être en vie qu'après avoir subi une autre de mes terreurs nocturnes. Et en cette commémoration du 15 mars, je me maudis une fois encore, de ne pas y être restée.

Cela aurait simplifié tellement de choses.

La cérémonie est déjà finie. Comme chaque année, j'ai revêtu mon plus bel uniforme militaire, porté mon béret noir avec fierté, mis des gants d'une blancheur hypocrite.

Comme d'habitude, je suis montée sur l'estrade après le discours de ma mère. J'ai péniblement adressé quelques mots à la foule ; des mots creux pour moi-même ; des mots remplis de sens et d'émotions pour les milliers d'autres. On a diffusé mon témoignage partout dans le pays. Et comme d'habitude, j'ai signé un don symbolique au département de la recherche en charge des victimes d'attentat.

Puis comme d'habitude, une minute de silence nationale a été prononcée. Assourdissante. Ponctuée de cent soixante-deux coups de canon énergétique, en hommage aux victimes.

J'ai ressenti chacune des balles exploser dans les airs comme autant de coups dans mon plexus. Cent soixante-deux frissons de dégoût et remontées acides. Cent soixante-deux haut-le-cœur, l'estomac au bord des lèvres. Cent soixante-deux vomis ravalés.

Comme chaque année, j'ai cru mourir sur place. On a fouillé mes entrailles, dépecé mes organes. On a laissé sortir mes démons pour qu'ils paradent devant la foule. Et on m'a renvoyé là-bas. Depuis, les fantômes s'accrochent à ma peau. Voilent ma vision.

Tu es vivante. Vraiment ? J'ai comme l'amère impression que c'est un fait que je dois prouver tous les jours. Et encore plus aujourd'hui.

Je frotte machinalement mes bras pour cacher mes tremblements.

Je pose un regard vide sur l'antre de mes démons. La cohue médiatique a disparu, rassasiée après de brèves déclarations politiques de la part de ma mère, de Baross et de quelques autres Élites.

ManipulationOpowieści tętniące życiem. Odkryj je teraz