Juillet - 3.

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Durant plusieurs jours, la scène du pont hanta Victor. Dans ses rêves — bien qu'il ne dormait pas beaucoup —, il était seul. La même nuit enveloppait les mêmes fleurs abandonnées de la même obscurité. Il regardait l'eau couler sous cet arc de bois. Et à la surface, il voyait le reflet de Yann. Ses cheveux blonds comme les blés. Son sourire chaud comme le soleil. Ses yeux resplendissants comme des pierres précieuses. Victor, saisi par une émotion incontrôlable, tendait la main pour caresser le reflet.

Mais dès qu'il s'approchait, l'eau refermait son piège ; une multitude de tentacules, aqueuses et visqueuses, perçait les ténèbres, se courbait, le saisissait, l'entraînait dans les profondeurs étouffantes. Impuissant, il ne pouvait que céder face à la puissance de ces horribles bras sortis des enfers, venus le traquer et l'emporter dans le courant tranquille de sa douleur.

Alors il perdait pied, son oxygène s'envolait, ses espoirs se dispersaient aux quatre vents. Il suffoquait, ses poumons s'enflammaient, un incendie remontait le long de sa gorge ; et dans sa douleur, il se demandait si c'était ce que ressentait Yann. Victor ne se réveillait que lorsqu'il touchait le fond, une terre froide et solide, une terre hostile dans laquelle il disparaissait avec toutes ses espérances. La dernière chose qu'il apercevait, c'était le visage souriant de Yann.

Il ouvrait les yeux dans un sursaut, perdu dans les ténèbres de sa chambre. Il lui fallait une éternité pour se rendre compte dans quel enfer il venait de tomber. Alors il s'allongeait de nouveau et retrouvait le sommeil, après une interminable attente. Depuis juin, les nuits sans rêves succédaient aux nuits cauchemardesques, et pourtant ils préféraient ces dernières ; l'enfer des souvenirs, parfois, dans sa splendide horreur, était préférable au néant.

Après une autre nuit de vide, Victor se réveilla. Aujourd'hui était un jour particulier. Il s'étira, lentement, comme un chat après une sieste de plusieurs années, et se redressa, aussi lentement, avant de se lever et de se diriger vers la cuisine pour avaler consciencieusement un petit-déjeuner sommaire. Il mâcha soigneusement ses tartines, but son chocolat chaud en tentant de l'apprécier, avala goulûment quelques gâteaux trop sucrés pour son esprit fade et se prépara. Il prit ses affaires et son temps avant de descendre. Comme il s'y attendait, Pauline patientait dehors, prête à dégainer son portable.

— Eh bah ! Je croyais que tu viendrais pas, lança-t-elle.

— J'aurais préféré rester au lit... grommela Victor.

— Il y a les résultats du bac. Il faut que tu te concentres sur l'essentiel.

L'essentiel. Victor ne releva pas la formule. Il ne voulait pas blesser Pauline, encore moins donner naissance à une discussion stérile. L'essentiel...

Mon essentiel vient de mourir.

Il savait bien que Pauline ne souhaitait pas lui faire du mal. Pauline avait toujours été comme ça ; directe et tournée vers le futur. Elle n'en oubliait pas pour autant le passé ni ce qui était vraiment important, mais c'était sa façon de supporter Victor. De le faire sortir de sa léthargie.

D'un faible mouvement de tête, il acquiesça.

— Tu as une sale mine... Tu dors bien ? demanda-t-elle.

— T'inquiète, ça va.

— Si tu as besoin, tu sais que tu peux compter sur moi.

Oui, je sais. Je ne peux juste plus compter sur moi-même.

Pour toute réponse, il remit son petit sac à dos en place sur ses épaules et avança. Dans son short blanc et son tee-shirt rouge, on aurait dit un touriste. Il ne manquait plus que des lunettes de soleil. Mais il les avait oubliées sur sa table de nuit. Ils se mirent en route, d'abord dans un silence pesant, puis dans un silence plus tranquille. Victor ne sut pas vraiment comment cette atmosphère passa d'un extrême à l'autre, mais il s'en contenta.

Lie tes raturesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant