Juin - 12.

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Victor avait longuement imaginé ce moment. Il y pensait souvent, voyant cet instant comme dans un nuage brumeux. Il imaginait ses réactions. Il imaginait les mots qui se mourraient sur ses lèvres, le ciel qui se crèverait, le fracas assourdissant, le manque d'air, l'enfer sur terre.

En réalité, rien de tout cela ne l'avait saisi. Le monde continuait de tourner. Peu après avoir raccroché au téléphone, le jetant presque contre son mur, il avait fixé les étoiles. Encore et encore. Il les avait tant fixés qu'il en eût mal aux yeux. La lumière, d'où qu'elle vienne, pouvait autant sauver que détruire.

Il avait longuement imaginé ce moment, mais rien de ce qu'il avait espéré — puisque quelque part, les mots que Yann lui avait murmurés lui avaient donné de l'espoir, un espoir cruel et fourbe qui s'immisçait en lui comme deux ailes greffées et éphémères — n'était comparable à ce qu'il vivait.

Une journée. Une seconde. Une éternité. Il ne savait pas quoi faire, quoi dire, quoi penser. Chaque songe l'arrachait des bras du monde. Chaque mot lui brûlait le corps jusqu'au moindre atome. Chaque fois qu'il bougeait, il se sentait traître ; parce qu'il le savait, il ne pouvait pas vivre dans un monde où la poésie de la vie l'avait déserté.

Déserté.

C'était exactement la manière dont il se voyait depuis que le soleil s'était couché. Il égrenait les secondes, plus aride qu'un sable brûlant, et sa tristesse s'étendait à l'infini. Lorsqu'il avait raccroché, il avait attendu. Une seconde. Deux. Peut-être mille ou peut-être pas. Le doute le faisait chanceler. Il aurait voulu crier. Hurler l'injustice. Parler, parler, parler. Mais aucun mot ne venait. Aucun mot ne pouvait le sauver. En mourant, Yann avait gardé les mots. Leur trésor.

Les quelques sanglots avaient attiré sa mère. Il n'avait pas eu besoin de lui parler. Le simple regard qu'ils avaient échangé, lui sanglotant, elle le regard profond, avait suffi. Elle s'était approchée doucement, comme face à un animal sauvage blessé, sur le point de rendre l'âme. Elle l'avait pris dans ses bras en lui disant à quel point elle était désolée et à quel point la vie pouvait être injuste. Elle lui avait dit aussi bien d'autres choses, mais le chagrin le rendait sourd. Ses bras n'étaient pas ceux de Yann. Sa voix n'était pas celle de Yann. Sa façon de parler n'était pas celle de Yann. Rien n'était comme avec lui.

Elle voulut lui parler, mais il s'éclipsa.

— Je suis fatigué, maman, s'était-il contenté de dire.

Et ce n'était pas un mensonge. Chaque pas lui arrachait une grimace. Chaque fois qu'il posait les yeux sur quelque chose qui lui évoquait le temps révolu qu'il passait à ses côtés, il sentait les larmes perler au coin des yeux. Il était en dehors du monde. Un fantôme errant : voilà ce qu'il était devenu.

Son portable n'avait pas cessé de sonner et vibrer.

— Je suis désolée, lui avait aussi dit Pauline dans un message vocal. Je suis tellement désolée, Vic. Je viens de l'apprendre... J'ai essayé de t'appeler déjà, mais tu ne réponds pas. Je t'aime, frère. Tu peux m'appeler si tu as...

Il coupa le message. Il n'avait plus la force d'écouter quoi que ce soit. Parler, c'était au-dessus de ses forces. Il savait qu'elle voulait bien faire — Pauline avait été la seule à ne pas l'avoir abandonné —, mais il ne pouvait pas. Sans comprendre vraiment pourquoi, son message l'avait agacé.

— Je n'ai pas besoin de parler. J'ai besoin de toi, dit-il à son plafond.

Une foule de questions toquait à la porte de son âme tourmentée. Pourquoi ? Avait-il souffert ? Est-il mort avec le sourire ? Le regardait-il de là-haut ? Est-il plus heureux, maintenant ? L'était-il seulement au moment de partir ? Non, bien sûr que non. Pourquoi serait-on heureux de mourir ? Il connaissait la réponse à toutes ces interrogations. Le plus douloureux, ce n'était pas de vivre avec des questions sans réponses. Finalement, c'était de vivre en connaissant les réponses à ces questions mais devoir en supporter le poids sans être capable de faire quoi que ce soit pour changer le cours des choses.

Lie tes raturesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant