Le silence retomba. Les décors féeriques, en une poussière dont seuls les yeux poètes sont conscients, s'envola peu à peu, grain par grain, pareil au mistral de la vie qui emporte le sable des dunes. Les deux adolescents restèrent un long moment ainsi, prostrés face au spectacle que leur offraient deux chiots courant, langue pendue sur le chemin, promenés par une maîtresse aimable et trois enfants joueurs.

— On a quand même une belle vue d'ici, lança Victor, attendant que Yann reporte son attention sur lui. Ils peuvent voir des ensembles, mais ils ratent un tas de choses. D'en haut, comment pourrais-je voir à quel point le monde est beau quand tu es avec moi ? Je t'aurais raté.

— T'es vraiment trop mignon.

Surpris, Victor regarda sa cuisse ; Yann venait d'y déposer ses délicieux doigts, frêles plumes d'oisillon blessé. Le blond laissa glisser sa main sur la peau de son petit ami. Malgré l'habitude, la douceur le surprenait toujours. Yann était un maître dans l'art de lui faire perdre ses moyens ; il se délectait de chaque contact, chaque caresse, chaque occasion de saisir son amour.

— T'as pas trop chaud ?

— Non, ça va, répondit le blond. Et toi ?

— Un peu... Tu arrives à respirer ?

Yann hocha de la tête, mais le sifflement de sa respiration ne trompait pas Victor.

— Si tu veux, on peut rentrer...

Joignant le geste à la parole, Victor commença à se lever. Le regard suppliant de Yann le figea. La main sur son bras, toutes les étoiles du monde s'étaient logées dans ses yeux, ses yeux épuisés, ses yeux rêveurs, ses yeux pour lesquels Victor se serait damné.

— Non. S'il te plaît. Je veux... Je veux profiter de ce moment avec toi. Encore un peu, juste un peu, s'il te plaît.

— Je... D'accord.

Alors il se rassit, sans rien dire de plus. Il avait compris. Un voile nacré leva un rideau sur ce qu'il voyait. Il déglutit, l'espoir de faire redescendre la vague de mots qui dormait au creux de sa gorge serrée. Le banc d'acier lui faisait mal ; les arbres lançaient leurs bras décharnés au gré des vents capricieux, et le soleil ; le soleil, immobile, tranquille, royal, dans toute sa majestuosité restait de marbre dans ce ciel figé.

Victor s'obligea à respirer à intervalles réguliers. Inspirer. Expirer. Tenter de ne pas sombrer dans les abîmes du désespoir. Le monde, trop grand pour ses yeux, tanguait, lançait les affres de son assourdissant silence contre les parois de ses entrailles.

Et cette main, cette main si douce, cette main, paire d'ailes pour ce corps qui chutait dans un gouffre sans fond, cette main qu'il connaissait, maigre, faible, froide, cette main, ultime lueur dans l'obscurité, dernier parapluie sous les torrents acides, cette main lumineuse, pâle mais bien là, faible mais capable de le retenir, maigre mais pouvant le supporter. Ces mains qui écrivaient le monde ; ces mains...

Et l'éclat de bonheur incertain dans cet océan smaragdin de bienveillance qui le fixait ; les eaux purificatrices de l'amour qui coulaient en lui, fontaine de jouvance. Il était prêt à s'y noyer.

Et ce sourire, ce sourire carmin, ce sourire qui n'en finissait pas de teindre ses joues de l'éclat des pommes cramoisies. Ce sourire qui le retenait.

Et cette voix ; par tous les saints de l'écriture, cette voix, quelle voix ! cristalline, chant de sirène porté jusqu'au bout du monde, soulevant dans ses notes les rêves inavoués. Cette voix colorée, iridescente, mélodie de la passion ; ces mots qui dansaient, roucoulaient, roulaient, embruns de poésies, aux tremblements innocents. Cette voix qui maîtrisait les silences. Cette voix qu'il n'entendait plus.

Lie tes raturesWhere stories live. Discover now