Prologue

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Lyon, le 18 mai.

— Installez-vous, Kaïa-Elisa.

Examinée par trois paires d'yeux insistantes, je m'efforce de revenir à moi et redresse la tête pour soutenir le regard de mes supérieurs. Je m'assois d'un mouvement hésitant sur l'une des deux chaises qui m'attendent. Le bureau dans lequel j'ai été invitée est propre, d'une blancheur immaculée. Peut-être un peu trop pour être vraie.

Devant moi, seuls un grand écran d'ordinateur et un clavier trônent sur une table laquée dépourvue d'ornements. Mise à part la photographie d'un immeuble en noir et blanc exhibée sur l'un des murs de la pièce, rien ne laisse présager l'activité exercée au sein des locaux. Si je n'y avais pas effectué mon stage de fin d'études, je n'aurais probablement pas deviné qu'il s'agissait d'une agence d'architecture.

— Qu'avez-vous pensé de ce stage au sein de notre structure ?

Tirée de ma contemplation par la voix de mon supérieur, Edouard, je mordille l'ongle de mon pouce droit en me repassant le film de ces six derniers mois.

Attirée par la renommée de cette agence, j'ai rejoint l'équipe pleine d'envie. Mais la réalité m'a vite rattrapée, surtout lorsque le soi-disant travail en équipe vendu sur papier s'est transformé en exploitation des plus jeunes, dont les horaires de travail pouvaient s'étendre sur toute la nuit. Moi qui m'imaginais entrer dans un monde en accord avec mes valeurs, j'ai fini par comprendre que les engagements écologiques de la société se payaient au prix de conditions de travail peu éthiques.

Sondée par le regard insistant d'Edouard et ses deux collaborateurs, je lâche mon pouce en me redressant. Que leur répondre ? L'espace d'un instant, j'envisage sérieusement de leur balancer leurs quatre vérités – mais, rapidement, mon aversion pour les conflits me pousse vers une option plus tempérée.

— Euh, c'était une expérience très... formatrice, cédé-je avec précaution.

— C'est bien, acquiesce Edouard. Sachez que si nous vous avons invitée ici, Kaïa-Elisa, c'est parce que nous aimerions discuter avec vous de certaines... thématiques.

La chaise en plastique blanc sur laquelle je me contorsionne émet un couinement aigu qui perce dans le silence mortuaire de la salle.

Certaines thématiques ?

Je scrute son visage à la recherche d'un indice, quelque chose, n'importe quoi – mais, tout comme cette salle, son expression faciale ne laisse absolument rien transparaître. À croire que les intérieurs au design épuré qu'il imagine pour ses clients ont fini par déteindre sur lui.

— Vraiment ? lâché-je à bout de voix.

Nul besoin d'être médium pour savoir que cette conversation n'augure rien de bon. La ribambelle de remarques acerbes que j'ai essuyées au cours de mon stage parle d'elle-même. Même mon optimisme à toute épreuve a fini par en prendre un coup. Si la majorité des jeunes architectes décrochent leur premier job grâce à leur stage, j'ai assez vite fait une croix sur cette option.

Que peuvent-ils faire de pire, à présent ? Me jeter du cabinet à deux jours de ma date de fin de stage ? Demander à récupérer la piètre gratification que j'ai durement gagnée ? Rédiger une lettre de dé-recommandation à l'adresse de tous mes potentiels futurs employeurs ?

— Comme vous le savez, la renommée de notre agence implique des attentes élevées de la part de nos clients. Il est donc crucial pour nous d'avoir à nos côtés des personnes qui soient à la hauteur.

J'écoute Edouard d'une oreille distraite. Rien de nouveau sous le soleil : ce laïus m'a déjà été servi des centaines de fois pour justifier des heures supplémentaires que j'ai fini par arrêter de compter.

— Nous sommes conscients que nous n'avons pas toujours été des plus aimables avec vous.

Moi qui commençais à parier intérieurement sur les suites de ce discours, je me fige net. Ai-je bien entendu ?

— En réalité, nous avons l'habitude de tester la résistance à la pression de nos collaborateurs. Comme nous sommes sans cesse contraints de tenir des délais tendus, ces aptitudes sont cruciales pour nous. Et il s'avère que vous avez toujours fait preuve d'une grande sérénité envers et contre tout.

Si je doutais encore quant à mes capacités auditives, ces dernières paroles me confirment l'impensable. Alors certes, les entendre me décrire comme étant « d'une grande sérénité » montre clairement qu'ils n'ont pas vécu dans ma tête durant ces six derniers mois... Mais tout de même, je n'en reviens pas.

Ce compliment est certainement le plus mérité de ma courte existence.

— Nous avons récemment gagné un gros appel d'offre qui va nous amener une quantité de travail conséquente. Nous cherchons donc à agrandir notre équipe et, pour ce poste, nous avons pensé à vous.

Cette nouvelle déclaration me laisse muette, les fesses clouées sur ma chaise. Bon sang, que se passe-t-il ? Je n'avais pas du tout envisagé un tel retournement de situation ! Les excuses, voire les compliments, d'accord, mais... Une offre d'emploi ?

— Alors, Kaïa-Elisa, quelle est votre réponse ?

Prise au pied du mur, je me rabats sur le pauvre ongle de mon pouce qui a déjà fait les frais de mon stress de fin d'études. Six mois plus tôt, j'aurais rêvé de ça... Seulement, je le sais, les choses ont changé depuis.

Nouveau couinement de chaise. La sueur de mon dos commence à faire coller le tissu de ma robe au dossier de la chaise. La vérité, c'est qu'absolument tout dans cette scène transpire le malaise. Cette stupide assise, tellement design qu'elle en devient inconfortable, est gênante. Les auréoles de transpiration sur la chemise d'Édouard sont gênantes. Même les deux collaborateurs, qui n'ont toujours pas pipé mot et me sondent d'un regard vide, sont gênants.

Est-ce que je me vois travailler ici pour plusieurs mois de plus, ou pire, plusieurs années ? En repensant aux nuits passées derrière un écran pour ne récolter que plus de travail le lendemain, la réponse est immédiate : un énorme et irrévocable non.

Je n'ai qu'une envie : partir.

— Euh, je ne sais pas trop...

Une part de moi a beau me hurler de fuir, ma raison me souffle qu'il s'agit là d'une opportunité qui aurait fait rêver beaucoup de jeunes diplômés. Est-ce raisonnable de la laisser filer ainsi ?

Lorsque les visages d'Édouard et de ses figurants se parent enfin d'une once d'expressivité, je constate qu'ils ne semblent pas ravis de ma réponse.

— Vous feriez mieux de vous décider rapidement. Nous ne vous retenons pas, mais sachez que ce genre d'occasion ne se présente pas tous les jours pour des jeunes comme vous, avec si peu d'expérience.

Touchée. Ecœurée par l'amertume de ce discours, je recule dans ma chaise grinçante, avant de me relever d'une traite.

— Vraiment ?

Voyant que ma détresse ne trouve aucun écho dans les regards froids de mes interlocuteurs, je m'efforce de maîtriser ma respiration. C'est comme si, par sa réponse déplacée, Édouard avait ouvert les vannes et déclenché le déferlement d'une cascade d'émotions refoulées. Fini les courbettes, il est temps d'oser ce que j'aurais dû faire depuis longtemps. Pour me donner un peu de courage, je serre la poire d'ambre suspendue à mon cou, pierre d'énergie et d'action.

— Vous savez quoi ? J'en ai marre. Je n'ai aucune envie de travailler ici sans compter mes heures pour être constamment méprisée. Vous voulez continuer à exploiter d'autres jeunes dévoués ? Libre à vous de le faire, mais ce ne sera pas moi. Je m'en vais.

Ces trois derniers mots, bien articulés, lâchent un silence de plomb sur la pièce. Je décide alors de faire ce dont je rêve depuis des mois : je jette mon badge à mes pieds dans un grand geste théâtral, avant de quitter la salle en claquant la porte.

Mon cerveau peinant encore à assimiler ce qui vient dese passer, je traverse le couloir, dévale les escaliers de l'immeuble etdébouche sur la rue de la République. Prise d'une euphorie soudaine, je me metsà courir. Les passants me sondent avec perplexité, mais je m'en moque. Car àcet instant précis, le vent dans les cheveux et mes sandales claquant le pavé,je réalise que je me sens libre. Plus libre que jamais.

Un été pour se chercher [Terminée]Where stories live. Discover now