— Je suis désolé, Victor... Elles ont toutes refusé notre livre...

Ils avaient échoué. La cruelle réalité, sadique, le heurtait de plein fouet, se déversant dans sa tête comme un écho de balle de révolver qui laisserait le cadavre de ses espoirs au fond d'un ravin. Il resta stoïque, véritable statue de déception. Comment réagir face à ce désastre ? Le désespoir, absolu, voilait son regard. Ils espéraient tant de ce projet. Tant de larmes répandues pour plusieurs lettres impersonnelles qui balayaient leurs efforts d'une simple formule de politesse.

Malgré tout, au fond de lui, il se doutait bien qu'ils ne réussiraient pas du premier coup. L'espoir les étouffait mais n'avait pas éteint la faible lueur réaliste qui dormait dans l'ombre, elle qui grossissait à présent de plus en plus, elle qui prenait de plus en plus de place jusqu'à tout recouvrir.

Il fallut plusieurs secondes interminables à Victor pour prendre toute la mesure de cette révélation. Leur rêve ne tombait pas à l'eau. La patience emportait tout jusqu'aux rives du succès. Seulement, quel intérêt y avait-il à y parvenir seul, traînant aux pieds les fantômes de ceux qu'il avait perdu ?

— Je suis désolé... répétait Yann.

Il poussa un petit gémissement plaintif aigu. Victor se mordit la lèvre. S'il ne se retenait pas, il se décomposerait en une masse informe de larmes. La frustration, la colère, la tristesse, la déception et la culpabilité dansaient dans ses entrailles avec la fougue d'un rhinocéros furieux.

— Ce... Ce n'est pas de ta faute... parvint-il à articuler. On va l'envoyer à d'autres maisons. On va le retravailler. On va réussir à le publier.

— Mais... Je savais que c'était aussi ton rêve et... et je...

— Avant d'être le mien, c'était surtout le tien, Yann. S'il te plaît, ne pleure pas... Je te promets qu'on va y arriver... Je le ferai publier, notre roman... Je te le jure. Si des auteurs de génie ont été refusés comme des malpropres par le passé, pourquoi tu n'y arriverais pas ?

Victor s'approcha un peu plus de son amant et passa un bras autour de son épaule. L'étreinte, bien que peu confortable, rapprochait les deux coeurs blessés. Ils restèrent un long moment ainsi. Les secondes s'égrénaient, lentes, pesantes, dans un mutisme éloquent.

Lorsque leur câlin s'acheva, une triste quiétude flottait dans l'air au milieu de l'odeur du désinfectant. Victor s'écarta à contre-coeur, voyant la prise de Yann s'affaiblir. De longues minutes avaient été nécessaires pour apaiser le flot de larmes culpabilisantes du jeune écrivain. Il semblait enfin se calmer.

— Victor... Merci... souffla-t-il.

— Pas de quoi, répliqua Victor. Je suis là pour ça. On affronte ça ensemble. Puis il paraît que je suis efficace comme doudou !

Yann lui offrit un sourire fatigué. Le coeur du brun se réchauffa. Rien n'était plus beau que son sourire.

— Yann... Dis, je peux t'embrasser ?

Son petit ami pencha la tête sur le côté, interrogateur.

— Depuis quand tu me demandes la permission ? s'amusa-t-il.

— Bah... Depuis maintenant ! Alors ?

— Non, je ne veux pas.

— Hein ?

— Bah bien sûr que je veux, crétin !

Victor écarquilla les yeux. Le contraire aurait été plus qu'étonnant venant de son prince. Mais il pouvait aussi s'attendre à tout venant de sa part... Il s'approcha et posa délicatement ses lèvres sur celles du jeune écrivain. Une décharge de bonheur le traversa de part en part. Rien n'avait changé ; même mille baisers plus tard, la même pulsion passionnée l'enivrait.

— Oh, comme c'est mignon !

— Oups, je crois qu'on arrive en pleine séance d'amour...

Les deux amants se retournèrent comme un seul homme. Pauline et Cécile venaient d'entrer dans la chambre, chargées de plusieurs sacs. Victor s'éloigna aussitôt, rouge pivoine.

— Non, non... C'est pas ce que vous croyez...

— Eh, chill ! rit Pauline. On vous a pas surpris à poil non plus...

Cécile n'ajouta rien et déballa les sandwichs pour la petite tribu qui se régala dans un silence presque surprenant. Depuis le retour des filles, les deux amoureux avaient tenté de faire bonne figure. Mais le manque d'éloquence des adolescents ne manqua pas d'éveiller la curiosité de Pauline. Considérant qu'il s'agissait sûrement du contre-coup de toute cette matinée éprouvante, la rousse ne fit aucun commentaire, se contentant de quelques regards en biais inquiets dans la direction de son meilleur ami.

Alors que le déjeuner s'était achevé une heure plus tôt, Yann commença à montrer des signes de fatigue de plus en plus marqués. Il poussa même un gémissement, se plaignant de maux de têtes.

— Tu devrais te reposer... lui conseilla Victor.

— Ouais... Mais... Vic... Tu devrais rentrer te reposer...

— Je veux pas te laisser.

— S'il te plaît... Va te reposer. Tu en as besoin... autant que moi...

Il étouffa une quinte de toux. Depuis qu'il avait passé les portes de l'hôpital, ses crises respiratoires n'avaient fait que croître, même s'il affirmait que tout allait bien. Après une longue discussion à base d'arguments plus courts que les doigts d'un nouveau-né, se résumant en une suite approximative de négations et d'affirmations, Victor finit par capituler.

— Je reviens dans quelques heures avant l'arrêt des visites.

— T'inquiète... On se reverra demain au pire...

Victor ne répliqua pas. Pauline, se proposant de le ramener, l'entraîna dehors après quelques salutations. Elle savait son ami plus que têtu. Le brun lui lança un regard en biais mais ne fit aucun commentaire. Il ne décrocha pas un mot du trajet. Il n'ouvrit la bouche que devant la porte d'entrée de sa maison :

— Tu vas faire quoi ?

— Je pensais prendre les cours pour cet après-midi... Mais je ne sais pas trop...

— Je vois. Tu pourras me ramener à l'hôpital vers six heures, s'il te plaît ?

— Bien sûr. On se voit tout à l'heure ?

Victor acquiesça. Sa voix résonna dans son esprit comme l'écho d'un tambour sinistre. A ce moment-là, il n'aimait pas sa voix. Il ne se sentait plus que comme une ombre déchue.

Quand il passa la porte de sa chambre, la réalité l'écrasa sous sa chape de plomb. Il chuta sur son lit, vaincu. Ne pas pleurer devant Yann lui avait demandé un effort inhumain. Ne verser aucune larme était au-dessus de ses forces.

Alors il s'abandonna à ses larmes.

Lie tes raturesWhere stories live. Discover now