Le bureau si cosy de Victor avait été transformé en cellule de crise digne d'une série télé policière. Le long des murs, il y avait de grands tableaux blancs recouverts de notes et une carte très précise des alentours recouverte de petites punaises de couleurs, certaines reliées entre elles avec des bouts de ficelles. Dans une boite en carton était placé un jeu d'habits portés et non lavés de Guillaume qui servait de »réservoir à odeur« aux loups-garous. L'ordinateur portable du disparu était allumé et tenu à la disposition des enquêteurs, ainsi que son journal intime.
C'était totalement génial ! J'avais toujours rêvé d'enquêter sous les ordres de Leroy Jethro Gibbs. Bon. Évidemment, il y avait un monde entre Victor et Gibbs, mais c'était mieux que tout ce que j'avais connu d'approchant jusqu'alors.
Victor et Marc tournaient en rond dans la pièce en marchant à grandes enjambées alors qu'ils ressassaient ce que la meute savait. A vrai dire, pas grand-chose. Tout avait déjà été passé au peigne fin et rien n'avait révélé d'indice digne de ce nom. Cependant, cela me permit de me familiariser avec toute l'histoire.
Le lundi précédant, Marc et Guillaume avaient eu une grosse dispute. Cette dispute était récurrente entre les deux hommes et se répétait de plus en plus fréquemment au fur et à mesure que Guillaume grandissait.
Guillaume était le produit rarissime d'un accouplement entre un loup-garou et une humaine. Ce qui est rarissime, ce sont les grossesses, pas les relations sexuelles, évidemment. Ce qui est encore plus rare c'est qu'une telle grossesse arrive à terme. Coup de chance pour les heureux parents, Guillaume est né, en bonne santé, sans que sa mère ne pâtisse particulièrement de la gestation. Comme c'est le cas à chaque fois dans ce type de situation, Guillaume est né totalement humain.
La petite famille vécut heureuse quelques années jusqu'à ce que l'épouse de Marc soit diagnostiquée d'une tumeur au cerveau. Guillaume était âgé d'à peine cinq ans lorsque sa mère mourut. Ce fut un déchirement pour l'enfant, d'autant plus que son père, rendu quasiment fou par la perte de sa compagne, le laissa à la charge de la meute durant le temps qui lui fut nécessaire pour réussir à retrouver un équilibre, soit un peu plus d'un an.
Mais les enfants sont ce qu'ils sont et s'adaptent à tout. Cependant, en grandissant et en comprenant ce qu'était son père, Guillaume s'était mis à lui reprocher de plus en plus violemment de ne pas avoir changé sa mère en louve-garou. Or, chez les loups-garous, les règles concernant le changement sont très strictes :
Le changement doit être désiré par le candidat humain.La procédure du changement et ce qu'il implique doit avoir été longuement expliquée au candidat humain. Après cette explication, il doit s'écouler au moins une semaine avant le changement.Le candidat humain doit avoir vécu au minimum quarante ans. Une exception peut être faite en cas de maladie, ou blessure, mortelles.Le changement est strictement interdit sur les personnes de moins de vingt ans.Le changement doit être opéré par un alpha ou un loup mandaté par un alpha.L'alpha concerné s'engage à accueillir le loup-garou au sein de sa meute.
Etc.
Dans le cas qui nous intéressait, inutile d'aller plus loin, puisque la mère de Guillaume avait explicitement et à de multiples reprises refusé d'être changée. Elle était mariée à un loup-garou et était donc parfaitement en mesure de faire son choix de manière objective.
Or son choix avait été de rester humaine et, donc, de mourir.
Impossible, pour un enfant, d'envisager que sa mère ait préféré mourir plutôt que de devenir une louve-garou et rester auprès de lui. À vrai dire, c'était même compliqué à comprendre pour moi, mais j'acceptais facilement l'idée que, n'étant pas à sa place, il me manquait certainement des éléments qui auraient pu m'expliquer ce choix. C'était d'autant plus simple pour moi que je n'avais aucun lien avec cette dame, maintenant décédée depuis plus de dix ans.
C'était bien sûr une autre histoire pour Guillaume et Marc. D'après ce que je compris, Marc n'avait jamais répondu à Guillaume. Il lui avait expliqué une fois ou deux pourquoi il n'avait pu tenter de changer sa mère en raison de son choix. Mais il n'avait pas expliqué ce choix à son fils, lui assénant que les raisons n'appartenaient qu'à sa mère. Puis il s'était tut et avait enduré la colère de l'adolescent durant de longs mois... Jusqu'à ce fameux lundi où il avait perdu son calme.
Il m'expliqua d'un air penaud que, s'il allait mieux, la mort de sa compagne était toujours une blessure douloureuse en lui. Or, supporter les reproches de Guillaume qui le rendait responsable de son décès était très dur pour lui. Petit à petit, il a accumulé tant de ressentiment et de colère qu'il n'a pu s'empêcher de répondre à son fils. Non pas en lui expliquant, mais en le remettant à sa place d'enfant de la meute, devant respecter et écouter ses aînés.
Cette nuit-là vers vingt-trois heures trente, Guillaume est sorti de la maison. Marc l'a entendu partir à pied mais il l'a laissé faire. Il s'est dit que l'adolescent avait besoin de s'aérer la tête après la dispute de la soirée et qu'un tour en forêt ne lui ferait pas de mal.
Le lendemain matin, Marc avait d'abord pensé à une fugue, comme cela peut arriver après une dispute familiale. Il s'est dit que son fils devait être parti chez un copain, il lui a laissé un message sur son téléphone pour s'excuser et a laissé couler. Dans l'après midi, il a reçu un sms du lycée le prévenant que son fils ne s'était pas présenté en cours ce jour-là. Cela ne ressemblait pas à Guillaume et Marc s'est mis à s'inquiéter. Alors, pour se rassurer, Marc s'est rendu chez les copains de son fils. En personne, oui, parce que face à face, les loups-garous pouvaient détecter les mensonges.
Aucun des amis de Guillaume ne l'avait vu ni seulement eu de ses nouvelles depuis la veille. Cette fois vraiment inquiet, Marc avait alerté son alpha en rentrant de sa petite enquête. Le mercredi matin, dès les premières lueurs du jour, les meilleurs limiers de la meute étaient partis remonter la trace de Guillaume. Ils étaient vite revenus.
En effet, Guillaume avait rejoint la route goudronnée par laquelle Maurice nous avait amené le matin, puis il a marché deux kilomètres vers le sud et là, sa trace a subitement disparu.
La théorie la plus probable était qu'il serait monté dans un véhicule. Les loups-garous n'avaient trouvé aucun signe de lutte à l'endroit où la trace avait disparu, mais ça ne signifiait pas que quelqu'un n'avait pas abusé de la crédulité du jeune homme pour l'enlever.
Bien entendu, le service de renseignements de Victor avait ensuite cherché à localiser Guillaume. Sans succès. La dernière position connue de son téléphone était le village le plus proche, mardi à une heure vint du matin. Son ordinateur avait été mis à la disposition des loups-garous les plus doués en informatique. Ils avaient assez rapidement réussi à le déverrouiller et son contenu avait été fouillé, tout comme son historique internet et ses réseaux sociaux.
Rien d'intéressant n'avait été trouvé. En fait, strictement rien de compromettant pour l'adolescent. Il n'y avait aucune conversation archivée sur ses réseaux sociaux et ses publications étaient toutes parfaitement consensuelles, traitant de sauvegarder la nature ou relayant les événements du coin. Son historique internet était vierge de tout ce qui pouvait être propre à l'historique internet d'un jeune homme de dix-sept ans. Son ordinateur ne contenait aucun élément personnel. Pas de photo, pas de textes, rien.
Les informaticiens de la meute en avaient déduit, fin psychologues, qu'ils n'étaient pas les premiers à avoir piraté l'ordinateur de Guillaume, ou que ce dernier avait planifié sa fuite.
La population locale avait été interrogée, mais personne ne se rappelait quoique ce soit de particulier cette nuit-là Même pas un chien mal luné, ou une bagarre de chats. Ça avait apparemment été la nuit la plus calme du village depuis plusieurs dizaines d'années. En tout cas, c'est ce qu'avait conclu Victor dans un soupir.
Dans le contexte particulier où se trouvait la meute, et un regard appuyé de Maurice me permit de comprendre que Nathan était ce contexte particulier, les vampires avaient été rapidement soupçonnés. Victor avait décidé de suivre cette piste et sa première idée avait été d'interroger Nathan. Malheureusement cela n'avait pu être possible car il avait alors fallu retrouver l'adolescent, à son tour disparu le vendredi soir. Je rougis à cette mention, me sentant maintenant responsable du temps que la meute avait perdu à chercher le second fugueur. Victor perçut mon trouble et me sourit gentiment.
« C'était mieux qu'il soit chez toi plutôt que retourné dans les bras de la sangsue qui en avait fait son oisillon. »
Je me grattai la gorge et essayai de détourner l'attention.
« Que savez-vous de l'essaim qui se nourrissait de Nathan ?
– L'essaim ?
– Ce n'est pas comme ça que l'on désigne un groupe de vampires... ? »
Victor laissa échapper un petit rire tendu.
« Ah si, si, pardon. C'est juste qu'il n'y a qu'un seul essaim en France, et, fort heureusement, Nathan n'était pas en contact avec lui.
– Alors ça ! J'étais persuadée que tous les vampires vivaient en essaim, comme vous en meute !
– Non pas du tout, répondit Victor
– Et c'est pas malheureux, marmonna Maurice.
– Bon, alors, que savez-vous du ou des vampires avec lesquels Nathan était en relation ?
– Pas grand-chose à vrai dire. Nathan ne peut pas en parler. Ce n'est pas volontaire, il a été verrouillé par la vampire. Parce que oui, l'une des seules choses que nous savons c'est qu'il s'agit d'une femelle et qu'elle est installée à Montpellier.
– Ah c'est à Montpellier qu'habitait Nathan ? Je connais un peu la ville, j'y ai faite mes études !
– Nous le savons, me répondit Victor avec un sourire un peu incisif.
– Nous pensions vraiment que, si c'était elle qui avait Guillaume, elle nous contacterait rapidement pour demander un échange. Mais... Ça fait déjà cinq jours, et personne ne nous a contacté.
– Vous avez prévenu la police ?
– On essaie d'éviter la police Myriam, quand les créatures non humaines sont impliquées les choses dégénèrent rapidement. Nous ne voulons pas déclencher de chasse aux sorcières.
– Mais peut-être qu'ils ont des moyens que vous n'avez pas ! Insistai-je.
– J'en doute fort. Répondit Victor d'un air fermé.
– Bon... Okay. Et, peut-être pourriez-vous contacter cette vampire, pour savoir si elle héberge Guillaume ? »
Les loups grognèrent en cœur en réponse à ma proposition, et plusieurs paires d'yeux jaunes s'allumèrent.
« Olala, okay okay, pardon, mauvaise idée.
– Non, nous ne pouvons pas nous montrer faibles face à des vampires, mais nous avons mandaté des humains compétents pour surveiller cette vampire et nous tenir au courant du moindre indice pouvant suggérer qu'elle a un rapport avec la disparition de Guillaume. »
Victor poussa un gros soupir.
« Écoutez, que ceux qui sont désœuvrés rejoignent le reste de la meute. Il est plus de vingt-et-une heure, inutile que nous tournions tous en rond ici. Je vous ferai prévenir si nous avons du nouveau. Pas un mot sur cette affaire hors de cette pièce.
Myriam, si tu penses qu'il est bienvenu d'en parler à Nathan, tu l'amèneras ici. »
Je jetai un regard perdu à Victor.
« Le bureau est insonorisé, et je ne veux pas que les plus jeunes loups ou ceux qui ont du mal à se contrôler, deviennent intenables parce que l'un d'entre nous a disparu et est potentiellement en danger. »
Oh, évidemment. J'acquiesçai et me levai.
Victor m'arrêta.
« Myriam, une dernière chose. Demain, en journée, nous essaierons d'interroger Nathan, nous aurons certainement besoin de ta présence pour le rassurer. Il était proche de Guillaume et peut-être sait-il quelque chose qu'il n'a pas osé ou jugé bon de nous dire. »
J'acquiesçai, j'étais d'accord avec lui. J'étais toute ankylosée et m'étirai consciencieusement sous le regard amusé d'Armand. Je lui fis une grimace en réponse et emboîtai le pas à Maurice qui sortait de la pièce, bientôt suivi par Joseph et Armand. Victor était resté seul avec Marc.