Nous reprîmes la route quelques heures plus tard après un repas bien mérité. J'étais restée à l'écart, peu inspirée à l'idée de rester près de Ryker. J'avais encore en travers de la gorge tout ce qu'il m'avait craché au visage. Je n'arrivais pas à digérer. Sûrement parce qu'il avait raison, au moins en partie.
- Par pitié, ma jolie ! soupira le Traître. Tu me rends dingue ! Tu ne peux pas cesser de gémir ?
- Si vous ne fourriez pas votre nez dans mon crâne, vous n'auriez pas de problème ! claquai-je.
- Fous-lui la paix, siffla Naseok. Et boucle-la. C'est toi qui me rends dingue !
Le Seelie soupira mais se tut. Nous finîmes par sortir de la forêt pour tomber droit sur la frontière. Je me souvenais de ce à quoi ça ressemblait depuis Pit's End mais depuis la Faerie, c'était complètement différent. Tout ce que j'avais en face de moi, c'était une falaise raide et rocailleuse. Il allait falloir l'escalader si on voulait atteindre le Grand Royaume.
Je n'étais pas la seule à m'en être rendue compte.
- Il va falloir monter, pas vrai ? demanda le Traître. Je crois que je vais chercher un détour moins dangereux.
- Vous ne venez pas, lui dis-je.
- Pardon ?
- Elle a raison, reprit Naseok. Tu ne mettras pas un pied hors de la Faerie. Quitte à ce que je te pousse du haut de cette falaise moi-même. Et crois-moi, je n'hésiterai pas une seule seconde.
- Je sais. Mais je ne suis pas venu ici pour rien.
- Qu'est-ce que tu veux, alors ?
Les deux se firent face, Naseok sur la défensive, les bras croisés et le Traître à l'aise, détendu mais vigilant. Il faisait face à son fils comme s'il savait que Naseok allait comprendre sans mal ce qu'il voulait.
- Dis-le. Qu'est-ce que tu veux ? Pourquoi nous as-tu suivi jusqu'ici en sachant qu'on ne te laisserait pas entrer dans le Grand Royaume ?
- Tu le sais très bien.
- Non. C'est hors de question. Ça n'arrivera pas.
- Qu'est-ce qu'il veut ? demanda Ryker.
Je levai les yeux vers Naseok et je sentis une hypothèse se former. Le Traître était à la recherche de son fils, prêt à tout pour le retrouver. Maintenant qu'ils étaient à la frontière, il était bloqué. Il allait perdre son fils qui voulait vivre dans le Grand Royaume. Il n'avait pas pu arranger les choses avec lui et, maintenant, ils étaient à deux doigts de se reperdre de vue. Ce n'était pas ce que voulait le Traître.
Il voulait récupérer son fils.
- Il veut que Naseok reparte avec lui, soufflai-je.
- Mais c'est que tu es maligne, ma jolie, sourit le Traître. Tu as tout compris. Je veux que mon fils revienne avec moi.
- Votre fils ?! s'exclama Ryker.
- Je le savais, grogna Ghur. Je le savais que tu avais un lien avec le Traître.
- Pour une brute épaisse, on dirait qu'il a un cerveau, lui aussi, railla le Seelie.
Ghur émit un son qui ressemblait étrangement à un grognement de chien.
- Qu'est-ce que je disais ?
Naseok secoua la tête en reculant.
- Je ne repartirai pas vers toi. Fais demi-tour et retourne dans ton trou. Je ne veux plus rien à voir avec toi. Plus jamais.
- Tu es mon fils, Naseok.
- Et alors ? Qu'est-ce que ça change ? Je n'ai jamais choisi de t'avoir pour père et tu n'en as jamais été un, de toute façon. Tu n'as jamais été là pour ma mère ni pour moi. Tu n'as rien d'un père. Alors va-t-en et oublie que tu t'es reproduit avec la première pute que tu as croisée.
- Tu seras toujours mon fils, Naseok. Et il faut que tu reviennes avec moi.
- Rien ne pourra me forcer à repartir avec toi. De toute façon, tu ne tarderas pas à retourner dans la Maison de la Honte. Peu importe les connexions que tu as, tu y retourneras. Et moi, pendant ce temps, je vais refaire ma vie dans le Grand Royaume et tout oublier de ton existence.
- Naseok...
Je comprenais parfaitement la réaction de l'Unseelie. Le Traître était un être abject qui devait retourner en confinement dans cette Maison. Ce n'était vraiment pas quelqu'un que l'on pouvait relâcher dans le Grand Royaume sans surveillance. En vérité, ce n'était tout simplement pas quelqu'un que l'on pouvait relâcher.
Il tourna le regard vers moi, noir et furieux. Je le lui rendis sans ciller, lui montrant qu'il n'avait aucune influence sur moi.
- Casse-toi, ordonna Naseok. Ne me force pas à me répéter.
- Parce que tu crois vraiment avoir le choix, fils ? Tu ne l'as pas ! Tu vas venir avec moi si tu tiens à ce qu'elle reste saine d'esprit.
Il donna un coup de menton dans ma direction, un rictus mauvais sur les lèvres. Naseok ne broncha pas, le silence se fit pesant.
- Tu ne gagneras pas, finit par assurer le Unseelie.
- Ah non ? Tu penses ? Moi, je crois que, si tu m'y forces, je pourrais réduire à néant tout ce que tu as fait pour que l'espoir de ton cher Demi-Sang se réalise malgré qu'il ne le verra pas. Tu me connais, je suis capable de tout.
- Je ne vois pas de quoi tu parles.
- Moi, je crois que si, au contraire. La seule chose que voulait ton... Miach (craché avec un dégoût évident) s'était que notre petit prince favori gracie sa famille. Or, si tu m'y pousses, je peux parfaitement jouer sur l'esprit de notre Aderleen préférée et la faire faire ce que le Sort a prévu pour elle. Et je prendrais mon temps, cela va sans dire.
- Quoi ?! se récria Ryker, à la fois outré et horrifié.
- Je vais te poser une question et ta réponse a plutôt intérêt à être la bonne, fils, continua le Traître sans se préoccuper de Ryker. Vas-tu venir avec moi, oui ou non ?
Je sentis l'hésitation de Naseok. Il gardait un visage froid et buté mais il était évident qu'il savait son père capable de mettre ses menaces à exécution. S'il n'obtenait pas ce qu'il voulait – son fils à ses côtés –, il allait me faire tuer Ryker. J'avais des doutes sur sa capacité à manipuler mon esprit aussi facilement qu'il le prétendait mais je préférais rester sur mes gardes. Avec ce Seelie, je ne m'étonnerais plus de rien.
- J'attends. Oui ou non ?
Naseok me jeta un regard et je secouai la tête. Je n'avais pas peur du Traître et j'étais prête à faire face à ses assauts si cela pouvait empêcher Naseok d'avoir à retourner avec lui. Personne ne devrait avoir à subir un parent abusif.
- Non.
Son père blanchit brutalement, la rage le cédant à la condescendance et la confiance. Ses poings ses serrèrent et ses yeux se vissèrent aux miens. La douleur monta rapidement, des aiguilles venant me transpercer le cerveau. Un voile blanc vint couvrir mes yeux et je me sentis crier plus que je ne m'entendis. Des images familières tirées de mes cauchemars jouèrent à plein volume, les hurlements de douleur me détruisant les tympans. Je plaquai mes mains sur mes oreilles, à peine perturbée par le sang qui en coulait.
Je ne sentis pas mon corps se mouvoir. Je n'avais conscience que de la souffrance, des hurlements. Et pourtant, lorsque la prise du Traître sur mon esprit céda, j'avais la lame de ma dague collée à la gorge de Ryker. J'étais à cheval sur lui et un bleu fleurissait sur sa mâchoire. Du sang pleuvait sur son visage, le constellant de tâches de rousseur morbides.
Je bondis en arrière, atterrissant sur les fesses. Il essuya la fine entaille qui marquait sa pomme d'Adam alors que je continuais de reculer. Je butai contre un corps, celui de Naseok. Il était à genoux, sa respiration difficile secouant tout son corps.
- Qu'est-ce que... ? bégayai-je.
Une silhouette se dressa entre Ryker et moi et me tendit une main. Mon regard remonta le long du bras pour atterrir sur le visage jeune mais buriné de Birn, l'un des vautours de Nahl.
- Je dois te parler, me dit-il. C'est urgent et très important.
Il se baissa pour prendre ma main et me forcer à me remettre debout. Je regardai autour de moi, voyant Ghur serrant puissamment Addy contre lui, Ryker toujours assis au sol, Naseok à genoux, le Traître avachi à quelques mètres, sonné. Était-ce Birn qui l'avait mis hors d'état de nuire ?
Je n'eus pas le temps de réagir que le vautour m'emmenait à l'écart, n'ayant pas lâché ma main. Personne ne tenta de l'en empêcher. J'étais trop sonnée pour me défendre.
- C'est à propos de Nahl, murmura-t-il. Le Roi Noir l'a fait prisonnier lorsqu'il est rentré à la Cour Noire. Il l'a enfermé dans une cellule et lui inflige des choses... innommables. Il veut que Nahl lui révèle un secret, lui donne un nom. Je n'en sais pas plus.
- Et alors ? questionnai-je prudemment.
- Nahl m'a envoyé te donner ceci.
Il me tendit un morceau de papier plié en quatre. Je le récupérai, incertaine. L'angoisse qui m'étreignait me donnait envie de vomir. Sans compter que j'avais la tête dans un étau, comme si un forgeron avait confondu mon crâne et un morceau de métal à frapper.
J'ouvris le message, me gardant bien de laisser le vautour voir ce que son chef avait écrit. Du sang raidissait le papier, des empreintes marquant là où Nahl l'avait maintenu en place.
« Fuis. Vite.
Je ne dirais rien. »
Je chiffonnai la missive dans ma main en me penchant pour vomir. Le vautour fit la grimace mais ne dit rien.
- Que dit-il ?
- Rien qui ne te concerne, rétorquai-je. Mais tu vas pouvoir faire quelque chose pour moi.
- Je ne suis pas à tes ordres, Demi-Sang.
J'appuyai la pointe de ma dague contre sa gorge.
- Écoute-moi bien, morveux. Tu vas faire exactement ce que je te dis.
Je me penchai sur lui, veillant à ce que les autres ne tentent pas d'intervenir. Ils observaient mais ne disaient rien et ne faisaient aucun mouvement pour s'approcher.
- Tu vas emmener le Traître jusqu'à la Maison de la Honte et veiller à ce qu'il soit bien enfermé. Ensuite, tu reviendras ici.
- Pourquoi ?
- Parce que je vais revenir. Et quand je reviendrais, tu m'emmèneras avec toi à la Cour Noire.
- T'es folle, ma parole ! Le Roi Noir veut ta peau et tu veux retourner droit dans ses griffes ?
- Mes décisions ne te concernent pas. Tu fais ce que je te dis et tout se passera bien pour toi. Si, lorsque je reviens, tu n'es pas là, tu le regretteras. Je peux te le jurer.
Il déglutit.
- Vous serez partie combien de temps ?
- Bien trop longtemps à mon goût... soufflai-je, tentant de me souvenir combien de temps avait pris mon voyage jusqu'à Phyre.
Il haussa un sourcil alors que je remettais mon arme dans son étui contre ma cuisse.
- Normalement, je ne devrais être partie que deux mois. Un peu moins, si j'ai de la chance. Pendant ce temps, garde ton chef en vie. Si je ne peux pas botter ses fesses de crétin quand j'arrive à la Cour Noire, ce sont les tiennes que je vais botter et ça ne te plaira pas.
- Tu serais surprise. Mais puisque tu sembles décidée à aider Nahl, je vais faire comme tu le demandes. Dans deux mois, jour pour jour, je serais ici avec un cheval, et je t'emmènerais droit à la Cour Noire. Néanmoins, tu me devras une faveur.
- Vous les Faes et vos fichues faveurs ! pestai-je. D'accord, d'accord ! Maintenant, embarque l'autre énergumène avant qu'il ne se réveille !
Il inclina la tête et rejoignit le Traître. Il se transforma et saisit le corps endormi entre ses serres avant de s'envoler et de disparaître dans la forêt sans demander son reste. Je serrai le message dans ma main, furieuse. Il ne manquait plus que ça ! Il avait fallu que Nahl se fiche dans les ennuis ! Si le Roi Noir le détenait captif et le torturait, cela ne pouvait vouloir dire qu'une chose : il savait que Nahl m'avait retrouvée.
Plus vite j'aurais ramené Ryker chez lui, plus vite je pourrais aller à la rescousse de mon petit frère. Lorsque Birn retournerait à la Cour Noire, Nahl penserait que je lui avais obéi. Le connaissant, au lieu de se laisser aller parce qu'il croyait que je ne viendrais pas à son secours, il serait encore plus décidé à retenir mon nom. Quant au Roi Noir, il finirait par comprendre que Nahl ne parlerait pas. Et puis, avant de partir, j'allais lui donner quelques soucis qui le forceraient à s'occuper d'autre chose que de son prisonnier.
Je fermai les yeux et entrai en contact avec ma magie. Ce fut étonnamment aisé, à croire qu'elle savait que j'avais terriblement besoin d'elle. Je puisai dedans, l'accumulant dans mes veines jusqu'à ce qu'elles soient prêtes à exploser. Je rouvris les yeux pour mieux voir l'onde que je venais de projeter tout détruire sur son passage. Les arbres furent arrachés à leur terre, la terre se courba... Et ce, sur des centaines de kilomètres.
Il n'allait pas être content.
Je pivotai sur mes talons et rejoignis les autres.
- Allons-y. Vite.
Je ne leur donnai pas le temps de réagir que je commençais à escalader la falaise sans prêter attention à mes faiblesses. L'horloge tournait pour mon petit frère et je n'avais plus un seul instant à perdre.
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NdlA : C'est moi ou ça sent la fin ? Encore un chapitre et ce second tome sera terminé ! Un dernier petit chapitre ! Mais dans quel état vais-je vous laisser, mes petits lecteurs ?