Nous marchâmes pendant quatre jours encore. La fatigue s'accumula douloureusement sur nous tous et j'étais certaine que nous ralentissions le pas sans même nous en rendre compte. Toutefois, ce n'était pas le plus gros soucis que nous ayons.
Durant ces quatre longues journées mornes et silencieuses, la tension ne fit qu'augmenter. J'aurais été bien incapable de dire ce qui la provoquait mais deux clans s'étaient formés et Addy se retrouvait au milieu. Miach et Ryker faisaient souvent bande à part, le premier lançant des regards de reproches à Naseok qui, tout comme moi, n'y comprenait rien.
En vérité, à part Miach et Ryker, personne ne comprenait ce qu'il se passait dans leur tête. Je ne comprenais même pas ce qui amenait Ryker à s'allier au Demi-Sang. Il y avait quelque chose qui nous échappait complètement.
Cependant, l'ignorer finit par ne plus être la meilleure solution. Naseok pensait comme moi. Selon lui, cela faisait déjà plusieurs jours que nous aurions dû crever l'abcès. Je l'en avais empêché, songeant qu'il était préférable de le faire lorsque nous serions enfin sortis des marais et que tout le monde serait plus calme. Quatre jours plus tard, je ne disais plus la même chose.
Je savais que Naseok allait saisir la première occasion pour demander des comptes à Miach. Dès que nous nous arrêterions pour nous reposer un minimum, il lui poserait la question. Il n'avait même pas besoin de le dire que je le savais. Je commençais à le connaître.
Toutefois, Naseok n'eut pas l'occasion de mettre son plan en action. Nous étions censés être à peine à quelques kilomètres de la sortie des marais lorsque nous la décelâmes. Une présence, à peine dissimulée, venant droit sur nous.
- Le Chasseur ? souffla Ryker, à la fois las et inquiet.
- Non. Ce n'est pas Nahl, répondis-je.
- Comment peux-tu le savoir ? m'agressa Miach.
- Parce que je le connais.
C'était un aspect de ma captivité que je n'avais pas encore abordé avec eux. J'avais gardé cette information pour moi, devinant que ça amènerait bien trop de complications s'ils l'apprenaient. Si Naseok ne parut pas surpris, les trois autres me fixèrent avec diverses émotions étalées sur le visage. Je ravalais les mots qui me brûlaient la langue et je fouillais la brume épaisse et moite du regard. Il y avait quelqu'un, pour sûr. Nous n'étions plus seuls sous cette chaleur écrasante.
Ryker happa Addy et la tint serrée contre lui après avoir posé Miach à terre. Naseok se rapprocha, une arme à la main. Je récupérai la mienne, soupirant face à la petitesse de la lame. Il faudrait bien que ça suffise. Nous n'avions pas tellement d'armes à disposition.
- Restez ici, ordonna Naseok dans un murmure.
Il s'éloigna doucement, prudemment dans la brume et je le suivis. Quoi qu'il y ait dans ces marais, il ne pourrait pas l'affronter seul. En temps normal, il aurait pu mais après plus d'une semaine à marcher sous la chaleur et avec peu ou prou d'eau et de nourriture... Il ne serait définitivement pas en état.
Une silhouette ne tarda pas à se dessiner dans le brouillard et je resserrai ma prise sur ma dague. Je tentai de me préparer mentalement à tout et n'importe quoi mais je ne pouvais même pas oser imaginer ce qui pourrait se cacher dans de tels marais.
Un grognement résonna et, étrangement, il ne me parut pas animal bien que bestial. Il semblait... humain. Et familier. Comme si je l'avais déjà entendu. Perplexe, je plissai les yeux pour tenter de mieux discerner l'ombre massive qui continuait d'avancer inexorablement. Une étrange appréhension me serra l'estomac alors que la brume se faisait plus fine entre nous et l'autre.
Et puis, je compris pourquoi. La silhouette se dessina clairement et je n'eus pas besoin de voir le visage pour savoir à qui j'avais affaire. En dépit de la chaleur qui me compressait la poitrine depuis plus d'une semaine, un frisson dévala mon dos, couvrant ma peau d'une chair de poule désagréable.
- Oh non...
Je sentis Naseok me jeter un bref coup d'œil à la dérobée sans même avoir à le regarder. J'avançai jusqu'à le dépasser, allant droit vers la silhouette.
- Comment tu m'as retrouvée ? l'apostrophai-je.
- Je sais qu'elle est avec toi.
- Tu te trompes. Elle n'est pas avec moi, mentis-je avec tout l'aplomb qu'il me restait.
Il grogna, s'arrêtant à quelques millimètres de moi. Ses traits étaient tirés et fatigués mais la lueur dans ses yeux ne mentait pas : si je l'empêchais de retrouver Addy, il me réduirait en petits morceaux et me sèmerait aux quatre vents.
- Pourquoi est-ce que tu la traques ? Qu'est-ce que tu lui veux, bon sang ? m'agaçai-je.
- Hors de mon chemin.
Je ne bronchai pas malgré son ton ronflant et menaçant. Mes doigts se crispèrent sur ma dague. Il savait qu'elle était là mais il s'en moquait. Il se doutait que je ne pourrais jamais lui faire très mal. Quand bien même essayais-je de le cacher, ça devait se lire sur mon visage que j'étais épuisée et peu sûre de moi.
- Pas avant de savoir pourquoi tu la pourchasses. Je sais que ce n'est pas ton Roi qui t'envoie. Elle n'a aucun intérêt pour lui.
Il ne répondit pas. Il leva la main et je brandis mon arme avant qu'il ne puisse l'abattre. Il interrompit son mouvement avec un haussement de sourcils amusé.
- Tu crois vraiment pouvoir me faire mal avec ton cure-dent ?
Je retins une grimace. Il était certain que, pour quelqu'un de sa stature, ma dague paraissait ridiculement petite. Ce qui ne l'empêcherait pas de faire de gros dégâts si je la maniais bien. Si j'étais capable de bien la manier.
- J'en suis même sûre.
Il m'affronta du regard, un rictus tordant sa bouche, mauvais et agressif. Il était prêt à me sauter à la gorge et je me refusais ne serait-ce qu'à cligner des yeux. Il était hors de question qu'il approche d'Addy. Je ne parvenais même pas à comprendre pourquoi il la poursuivait ainsi. Il avait parcouru des centaines de kilomètres pour la retrouver et ce n'était même pas sur ordre du Roi Noir. Ce dernier ne trouvait aucun intérêt à Addy. Il ne voyait absolument pas qu'elle pourrait lui servir et c'était tant mieux pour nous. Cependant, Ghur était toujours à sa poursuite pour la raison la plus obscure du monde.
- Je sais pourquoi il est là.
Je tressaillis à l'entente de la voix de Naseok. J'avais complètement oublié qu'il était là. Tout à mon affrontement avec Ghur j'avais oblitéré le reste. Bon sang, avais-je donc perdu tous mes meilleurs instincts ?
Je pivotai légèrement pour pouvoir le regarder sans perdre de vue Ghur qui laissait retomber son bras contre son flanc.
- Ah oui ?
Il hocha la tête avec un sourire narquois pour Ghur.
- C'est évident. Je sais exactement pourquoi il poursuit ainsi Addy. Entre Unseelies, c'est facile de se comprendre.
- Je sais pas qui t'es, toi, mais plus tu parles, plus tu écourtes ta vie.
- Allons, allons ! Ce n'est pas honteux. Ça arrive aux meilleurs d'entre nous. Pourquoi en faire un tel secret ?
- Tu ne sais pas de quoi tu parles.
- Au contraire. Je le sais sûrement mieux que toi. La seule différence entre nous, c'est que je ne suis pas à la botte du Roi Noir.
- Fais attention à ce que tu dis.
- Ose me dire que ce n'est pas la vérité. Ose me dire que, s'il te donne un ordre, tu ne le suis pas à la lettre sans même chercher à réfléchir. Tu lui obéis aveuglément comme un gros bêta que tu es.
Ghur agit avec une vitesse à laquelle je ne me serais jamais attendue au vu de sa masse. Il s'avança sur Naseok et le frappa assez fort pour l'envoyer valser à une dizaine de mètres de là, sonné et à moitié enfoncé dans le sable. Ah oui... ma dague lui ferait sûrement aussi mal qu'un cure-dent...
Pour la première fois depuis que je l'avais rencontré, j'eus peur de Ghur.
Je dus lutter pour ne pas broncher lorsqu'il se tourna vers moi. Ses yeux avaient changés et semblaient remplis d'une rage et d'une haine comme je n'en avais encore jamais vues. Naseok avait touché un point sensible, très sensible. Il y avait plus qu'il n'y paraissait dans ce qui liait Ghur au Roi Noir et ça ne devait pas être joli à voir. Et ça me rendait curieuse.
- Bouge de mon chemin, Demi-Sang.
Je raidis mes jambes pour maintenir ma position. Je ne laisserai pas accéder à Addy. Naseok avait beau savoir pourquoi Ghur était là, je n'en avais pas la moindre idée. Et je m'en moquais, au fond. Je ne voulais pas le revoir près de la jeune princesse. Je me souvenais parfaitement de ce qu'elle avait dit à propos de l'Unseelie. Qu'elle l'avait transformé en petit chien. Malgré tout, je préférais éviter de le laisser entrer en contact avec elle.
- Pas avant que tu m'aies d...
J'eus à peine le temps d'amortir le choc qu'il m'envoyait valser comme il l'aurait fait avec une poupée de chiffon. J'atterris à moitié sur Naseok qui grogna. Je me redressai pour voir Ghur se diriger droit vers notre camp. Je me levai aussi vite que je pus, ne cherchant même pas à retenir mes grimaces, et je me précipitai à la suite de l'énorme Unseelie.
- Stop !
Je ne parvins pas à m'arrêter à temps et je percutai le dos de Ghur de plein fouet. Je me retrouvai sur les fesses avant d'avoir compris ce qui m'arrivait. Je me relevai en m'époussetant. Elle venait de réduire tous mes efforts à néant en venant elle-même faire face à Ghur. Elle arborait cet air sévère et sérieux que je lui avais vu une seule fois : lorsqu'elle avait fait la leçon à son frère d'une façon dont je ne l'aurais pas crue capable. Elle croisa les bras en venant se planter juste sous le nez du Fae.
- Qu'est-ce que tu crois faire ? l'apostropha-t-elle, le regardant droit dans les yeux sans même ciller. Tu crois vraiment que c'est malin de ta part de jeter mes amis comme des pavés dans une mare ?
J'aurais pensé que Ghur s'énerverait mais il répondit même pas. Je crus par contre le voir baisser légèrement la tête. Dire que j'étais sous le choc était un euphémisme....
- Et puis, je peux savoir ce que tu fais ici ? Ton roi t'a aussi lancé à notre poursuite ? Ou alors tu n'as pas compris que je ne veux plus rien avoir à faire avec toi ?
La tête de Ryker aurait pu être drôle si la situation n'avait été aussi dangereuse. Ghur pouvait exploser à tout moment et Addy ne faisait rien pour arranger les choses. Je ne comprenais même pas comment elle pouvait se montrer aussi directe et agressive envers le Unseelie alors qu'elle s'était toujours montrée discrète et craintive. Elle semblait tellement différente de celle que j'avais connue et je n'arrivais pas à m'y faire. Vraiment pas. La Faerie l'avait transformée, lui avait donné un côté mature et sombre qui ne lui allait absolument pas.
- Va-t-en, continua Addy avec sècheresse. Retourne auprès de ton roi et disparaît.
- Non, répondit simplement Ghur.
Elle parut prise au dépourvu par sa réponse directe et sans appel. Je vis sa façade s'effriter. Elle ne tiendrait pas longtemps face à lui, à sa ténacité.
Naseok arriva à côté de moi et secoua la tête.
- Aussi aveugles l'une que l'autre... soupira-t-il tout bas, à peine audible.
Je tournai la tête vers lui, un sourcil haussé.
- De quoi est-ce que tu parles ?
Il roula des yeux sans répondre. Il s'approcha de Ghur et posa une main sur son épaule. Le Unseelie grogna sourdement – ce qui aurait été suffisant pour me faire fuir. Naseok, lui, ne réagit pas le moins du monde à cet avertissement.
- Mon pote, tu t'y prends sacrément mal. Si moi, je t'ai compris, c'est pas le cas des femmes. Elles ne comprennent jamais rien, au cas où tu ne t'en serais pas rendu compte.
- Qu'est-ce que t'en sais ?
- Oh, crois-moi, je le sais mieux que n'importe qui !
Tous les regards se tournèrent vers lui mais il n'y prit pas garde. Il continua d'observer les réactions de Ghur.
- On dirait que tu aurais bien besoin d'un peu d'aide, non ?
- Venant d'un hors-la-loi comme toi ?
Je supposais que Ghur avait tenté de faire de l'ironie mais son ton était toujours le même. À croire que tout ce qu'il pouvait faire avec sa voix était en monter ou en descendre le volume. Il grognait perpétuellement. Ça devait être lassant, même pour lui.
- Hé ! Il fut un temps où j'étais populaire parmi la gente féminine, crois-le ou non !
Je tentai un regard vers le camp, là où gisait Miach. Ce dernier avait rampé hors de la tente pour voir ce qu'il se passait et il était évident qu'il avait tout entendu. Il avait beau être à une cinquantaine de mètres de nous, je vis parfaitement la contraction de sa mâchoire. L'atmosphère entre les deux était déjà tendue mais si elle ne devait pas glaciale, Naseok pourrait s'estimer chanceux...
- Et si on allait discuter un peu, tous les deux ? proposa-t-il. On va laisser ces quatre là se remettre de leurs émotions et, nous, on va mettre quelques petites choses au point.
Ghur ne résista pas lorsque Naseok l'entraîna avec lui à l'écart. Je les observai s'éloigner avec leurs sourcils froncés. Si Ghur avait réussi à pénétrer dans les marais de lave, pourquoi Nahl ne pourrait-il pas le faire aussi ? Et si Ghur était ici, le Roi Noir savait-il exactement où je me trouvais ? D'ailleurs, comment avait-il réussi à nous retrouver ?
Je me laissai tomber sur un rocher et soupirai longuement. Ryker saisit le bras de sa sœur, l'empêchant d'entrer dans notre tente.
- Qui est-ce ? lui demanda-t-il avec une dureté surprenante.
- C'est Ghur. Le Unseelie qui m'a enlevée et gardée à la Cour Noire.
Le visage de Ryker se draina de toute couleur alors que ses yeux allaient et venaient entre sa sœur et le chemin par lequel étaient partis Naseok et Ghur. Qu'avait-il cru ? Que c'était un soupirant de sa sœur ?
Je bondis sur mes pieds. C'était ça ! C'était exactement ça ! Comment n'avais-je pas pu le voir plus tôt ? Ghur était amoureux de Addy ! À sa façon tordue et très Unseelies mais il l'était ! Les paroles de Naseok faisaient d'autant plus sens maintenant que j'avais compris pourquoi Ghur avait ainsi traqué la jeune princesse.
J'observai cette dernière, ignorant les regards surpris que je m'étais attiré. Savait-elle ce que ressentait le Unseelie pour elle ? Était-ce ainsi qu'elle parvenait à le manipuler ? Qu'elle se jouait de lui aussi facilement qu'un voleur plume ses victimes ?
- Pourquoi me fixes-tu ainsi, Sixtine ? me demanda-t-elle.
- Ne savez-vous vraiment pas pourquoi il est ici ?
Elle ne répondit pas tout de suite, me fixant, cherchant quelque chose sur mon visage que je ne la laissais pas trouver.
- J'ignore pourquoi il est là.
Je ne la crus pas une seconde. Et ça, je le lui laissai voir. Je la laissai voir que la confiance que j'avais eue en elle venait de s'effriter grandement. Cela lui fit de la peine mais je retournai m'asseoir sur ma souche.
- Si vous le dîtes, Votre Altesse, répondis-je avec un ton frôlant l'insolence.
Je sentis Ryker me fusiller mais je fis mine de ne pas m'en rendre compte. Étrangement, il ne fit aucune remarque pour défendre sa sœur. Lui non plus ne devait pas la croire plus que ça. Plus le temps passait et plus Addy me paraissait différente et étrange. De moins en moins elle-même. J'ignorais ce qu'il s'était passé pendant qu'elle avait été gardée captive par Ghur mais quelque chose avait changé en elle. Une partie de son innocence et de sa bonté avait disparu.
La jeune princesse tourna les talons et alla s'enfermer sous notre tente. Ryker s'éloigna dans la direction que Naseok et Ghur avaient prise et je me retrouvai seule avec Miach qui me fixait. Je lui rendis son regard sans ciller. Peut-être allais-je enfin savoir ce qui n'allait pas chez lui, pourquoi il agissait envers Naseok comme s'il avait commis un acte ignoble alors que, de mon point de vue, il n'avait rien fait qui méritât un tel traitement.
- Un problème, peut-être ? finis-je par l'apostropher.
Il garda le silence mais ne se détourna pas pour autant. Il commençait vraiment à m'agacer.
- Va au diable, soupirai-je. Quand tu seras décidé à parler, tu le feras.
- En quoi est-ce que ça t'intéresse, de toute façon ?
- Nous allons dire que j'apprécie très moyennement que l'on me fixe comme tu le fais depuis plusieurs jours sans que je sache ce que j'ai bien pu faire.
- Tu sais très bien ce que tu as fait, traîtresse.
Je haussai un sourcil.
- Si je le savais, nous n'aurions pas cette discussion. Ton cher et tendre aussi se pose des questions.
Ses mâchoires se tendirent lorsque j'évoquai Naseok. Le problème était donc bien entre eux. Toutefois, je ne voyais pas ce que le Unseelie avait bien pu faire pour mettre Miach dans un tel état.
- Je pensais que nous nous comprenions, toi et moi. Mais j'aurais dû me douter qu'un Régicide ne pouvait rien saisir de ces choses-là.
- Si tu fais référence à ce que je pense, j'en connais sûrement moins que toi sur le sujet, c'est certain. Mais j'en connais tout de même ma part. Plus que je ne l'aurais voulu, d'ailleurs, ajoutai-je dans un souffle.
Il n'avait pas besoin de connaître le détail de ce que je pouvais ressentir. Je ne lui faisais pas confiance. Il pouvait retourner ça contre moi. Il pouvait tout dire à Ryker. Je n'osais imaginer la réaction de l'héritier du trône si Miach s'en allait lui dire ce que je ressentais pour lui. J'étais certaine que ça se terminerait mal. Pour moi, en tout cas.
Je soupirai longuement et me laissai tomber en arrière. Les bosses et arêtes de la roche s'enfoncèrent dans mon dos mais je ne bougeai pas pour autant. J'en avais plus qu'assez de toute cette situation. Maintenant que Ghur avait réussi à nous rejoindre, les choses ne pouvaient qu'empirer. J'ignorais encore comment gérer ça. Ryker n'allait pas accepter la présence de l'Unseelie dans notre groupe et Ghur n'allait pas partir. J'ignorais ce qu'il se passait exactement entre lui et Addy mais ça ne me rassurait pas. Je n'aimais pas ça du tout.
Naseok, Ghur et Ryker revinrent au bout d'un petit moment. Si les deux Unseelies avaient l'air calme, ce n'était pas le cas de Ryker qui avait l'air fermé et en colère. Je me redressai et les observai s'installer dans le camp. Aucun mot ne fut échangé. Je ne cherchai même pas à demander si Ghur allait rester avec nous ou non. C'était l'évidence même qu'il allait rester. Comment ils avaient réussi à faire accepter ça à Ryker était un mystère.
- Nous repartirons dans une heure, annonça soudain Naseok. Nous nous sommes déjà bien trop attardé ici. Alors on grignote, on boit une gorgée et on repart.
Personne ne répondit, ne réagit. Nous restâmes tous silencieux, laissant les minutes passer. La chaleur était écrasante et je commençais à somnoler. Je luttai contre mes paupières lourdes, me levant pour marcher en long et en large sous le regard de mes compagnons. Un étau commença à compresser mon crâne.
Tu ne pourras pas y échapper...
Je fermai les yeux, serrant les paupières au maximum pour lutter contre l'hallucination. Je tressaillis lorsqu'une main se posa sur mon épaule. Je levai les yeux vers Naseok, un peu perdue.
- Tu devrais manger quelque chose et boire un peu. On dirait que tu commences à tomber sous les effets des marais.
Il savait aussi bien que moi que le marais n'avait rien à voir dans mes hallucinations auditives. Pourquoi couvrait-il pour moi ? Quel intérêt avait-il à m'aider et à me protéger ? Le faisait-il réellement pour Miach ou avait-il un autre motif ?
Ils te trahiront tous... chantonna la voix dansmon esprit.
Je secouai la tête pour tenter de la chasser et pris le morceau de pain que me tendait Naseok. Je mordis dedans, ravie d'avoir enfin quelque chose de consistant à avaler. J'en avais plus qu'assez de la viande séchée et des fruits. Le morceau était très petit et je le terminais en deux bouchées mais j'eus l'estomac plus lourd que je ne l'avais eu depuis mon court passage à la taverne. Il me tendit sa gourde – qui était aussi vide que les nôtres – et j'hésitai.
- Bois. Je sais que la tienne est vide depuis hier soir.
Je me sentis rougir. Comment pouvait-il le savoir ? J'avais fait semblant de boire et personne ne s'était douté de rien. À part Naseok. D'une manière totalement incompréhensible, il semblait toujours avoir un temps d'avance sur moi. Tout ce que je cherchais à cacher, il le découvrait avec facilité, comme si je l'avais crié aux quatre vents. Le tout était de savoir pourquoi il n'en usait pas contre moi. Je savais que, à sa place, je l'aurais fait sans hésiter.
Insensible à ma confusion, il me força à boire une gorgée de son eau – atrocement chaude – et récupéra sa gourde. Il frappa dans ses mains.
- On replie les tentes et on bouge.
- Tu nous as donné une heure, pas un quart d'heure, râla Ryker.
- Sauf que le soufre monte du sol et que ce n'est pas bon du tout.
- Le soufre ? demanda Miach, l'air à moitié éveillé. Ça fait des décennies que les marais sont morts. Et tu as dit toi-même que la Résurrection ne les avait pas encore atteint.
- Miach, ça va faire un mois que l'on traverse ces marais. Crois-moi, la Résurrection marche plus vite que nous.
Et comme pour souligner les paroles de Naseok, le sol se mit à trembler violemment sous nos pieds. Une fissure s'ouvrit à quelques mètres du camp, un trou de quelques mètres de circonférence s'ouvrant, avalant la terre desséchée et laissant monter une fumée grisâtre à l'odeur âcre et distincte que je n'avais encore connue.
- Oh non... souffla Naseok.
Il saisit Miach et le jeta en travers de son épaule.
- Courez ! hurla-t-il.
Et le trou commença à vomir des torrents de lave bouillonnante.