La solitude était étrange. Il m'était déjà arrivé de passer de longues heures seule mais ici, c'était différent. J'étais isolée, à des lieues d'un quelconque lieu d'habitation. Seule avec un étalon sans nom.
Assise contre un tronc d'arbre, je regardai ma monture paître tranquillement. Il s'était habitué à moi. Ou alors, il était trop fatigué pour se montrer nerveux.
- Il faudrait peut-être que je pense à te donner un nom, lui dis-je. Je ne vais pas t'appeler « Cheval » tout le temps.
Il souffla et continua de dévorer de grosses touffes d'herbes. Je cherchai un nom qui lui convienne mais rien ne me vint. J'avais bien trop à l'esprit pour nommer mon cheval. Je pensais à Ryker, à Addy, à l'étrange nouvelle Addy, au Demi-Sang. Je me posais tant de questions sur ce qu'ils faisaient, où ils étaient, comment ils allaient. Je priais pour que l'hybride n'ait pas fait quelque chose qu'il regretterait amèrement quand je mettrais la main dessus.
En dehors de mes inquiétudes pour les héritiers Madsen et leur indésirable compagnon, je pensais à Ghur, à Nahl, à la nuit à venir. J'allais devoir dormir à dos de cheval. Je ne pouvais pas rester pendant des heures au même endroit pour dormir sous la seule surveillance d'un étalon. Ce n'était pas lui qui allait me prévenir si quelqu'un arrivait.
Je terminai mon fruit, bus une dernière gorgée d'eau et allai récupérer ma monture. Je montai en selle et le lançai au pas droit vers l'entrée d'un canyon. Il ne me semblait pas trop long et il allait plus ou moins vers le nord. Je n'étais pas très emballée mais si je voulais remonter vers le nord, ce canyon était le seul moyen de le faire. S'il n'avait pas été longé par un flanc de montagne d'un côté et une forêt étroite, humide et envahie par les ronces de l'autre, je serais passée sur le côté plutôt que dedans. Et je ne me voyais pas faire un détour de plusieurs kilomètres au lieu de prendre le risque de traverser un canyon.
Je changeai de position dans la selle. J'appuyai mon dos contre l'encolure de ma monture, croisai les chevilles sur sa croupe. Et je fermai les yeux, le laissant avancer doucement entre les rochers. Le mouvement de son corps me berça et je tombai dans un sommeil profond sans même m'en rendre compte.
Je me réveillai à cause de la soudaine agitation de ma monture. Mon étalon s'était arrêté et piaffait sur place, frappant le sol de ses sabots, faisant un vacarme de tous les diables. Je me redressai et me laissai glisser à terre. Je frottai mes yeux pour en chasser le sommeil. Le décor n'avait pas changé. J'étais toujours au milieu du canyon, entourée par la pierre grise et acérée. Le sol était à peine praticable à cause de ce qui devait avoir été un gros éboulement.
Je ne voyais pas de raison pour laquelle il s'était arrêté et se montrait aussi agité. Voyait-il ou sentait-il quelque chose qui m'échappait ? Je fouillai les environs du regard, de haut en bas, de gauche à droite. Je ne discernai rien qui sortait de l'ordinaire. Il n'y avait que de la roche. Partout. Je voyais à peine le haut des falaises. J'étais totalement isolée.
Je fis passer la bride par-dessus la tête de mon cheval – à qui il faudrait vraiment que je donne un nom – et je m'aventurai sur les rochers pour le faire avancer. Il me suivit lentement, prudemment, choisissant où poser ses sabots pour ne pas glisser. Il escalada l'éboulement après moi, rechignant un peu, loin d'être à l'aise. Ses oreilles pointèrent, droites et raides. Sa queue se mit à fouetter l'air nerveusement. Je continuai de regarder autour de moi mais je ne vis rien qui pût le mettre dans cet état. Ses sens devaient être bien plus affûtés que les miens ou alors il avait simplement le vertige.
Redescendre de l'autre côté de l'éboulement fut plus difficile. Les roches étaient instables et je n'arrêtais pas de glisser et il en allait de même pour mon cheval. Malgré tout, je parvins à retrouver le sol ferme sans me casser une jambe. Je remontai en selle, serrant mon sac de provisions contre moi. Je regrettais vraiment de ne pas avoir cherché après des sacs de selle dans la ferme. Ça aurait été bien plus pratique que de trimballer cet épais sac de jute.
- Bon, je vais te trouver un nom, décidai-je à haute voix.
Mes mots résonnèrent dans toute la longueur du canyon. L'écho leur donna un accent glauque qui me mit mal à l'aise et rendit ma monture encore plus nerveuse. Il fallait que je sorte d'ici au plus tôt. J'aurais aimé pouvoir dormir à nouveau pendant qu'il avançait mais je ne me sentais pas assez à l'aise pour ça. J'étais de plus en plus sûre que quelque chose clochait et que ma monture s'en était rendue compte bien avant moi.
- Qu'est-ce que tu penses de Black Star ?
Il piaffa.
- Quoi ? Ça t'irait bien. Tu es tout noir.
Il secoua la tête. Je le fis contourner un trou.
- All Noir ?
Il ne réagit pas.
- Ça te plaît, ça ? All Noir ?
Aucune réaction.
- Adjugé. Tu viens d'être baptisé.
Il s'arrêta brusquement, me faisant glisser sur ma selle, manquant de me faire lâcher mon sac. Je donnai un coup de talons ; il continua de renâcler. Je soupirai. Il commençait à m'agacer et pas qu'un peu.
- Il n'y a rien. Avance.
Il fit deux pas hésitant en avant et s'arrêta à nouveau.
Le grondement se répercuta contre les parois du canyon, devenant presque assourdissant. Une pluie de cailloux dévala le mur rocheux à ma droite. Je levai les yeux, tentant de distinguer quelque chose. En vain. C'était trop haut pour que je puisse voir quoi que ce soit.
All Noir hennit et détala d'un coup. Je me raccrochai à sa crinière pour garder un minimum d'équilibre. Je tentai de le faire ralentir. Il risquait de se casser une jambe à aller au galop sur un tel terrain. Je n'avais pas envie d'avoir à l'abandonner et à continuer ma route à pied parce qu'il s'était fait peur tout seul.
Je finis par réussir à le calmer assez pour qu'il ralentisse. Il était toujours nerveux mais, au moins, il ne galopait plus sans faire attention. C'était mieux que rien. Je pus me remettre à chercher l'explication à son agitation. J'étais de plus en plus sûre qu'il y avait quelque chose ou quelqu'un qui se servait de la hauteur du canyon pour nous surveiller.
Nouvelle pluie de cailloux contre la paroi. All Noir fit un écart. Je ne cherchai pas à savoir ce qui avait causé la chute, continuant mon chemin. Brusquement, le canyon descendit vers ce qui devait avoir été le lit d'un étang ou d'un petit lac. La terre était moite, comme s'il venait de pleuvoir, et formait un rond aux bords ondulés. Quelques plantes séchées et mortes gisaient sur le fond. Et tout autour, le sol avait été creusé d'une bonne quinzaine de centimètres. Il allait falloir convaincre All Noir de sauter pour sortir de cette cuvette.
Je pressai ses flancs pour le faire accélérer. Je l'orientai vers un endroit un peu moins haut que les autres, bien que ça soit relativement inutile. Je savais qu'il était capable de sauter correctement. Et il le fit. Il sauta, retombant dans l'herbe humide. Il galopa encore un peu avant de ralentir. Je cherchai le soleil pour savoir où aller mais d'épais nuages noirs le cachaient. Je n'avais aucune idée de la direction à prendre et je n'avais aucun endroit où m'abriter s'il se remettait à pleuvoir.
Je soupirai, lasse. Pour peu, j'aurais fait demi-tour. Sauf que je n'étais pas prête à refaire face à aucun des Faes que j'avais rencontré jusque là. De toute façon, il fallait que je retrouve Ryker et Addy. Je ne pouvais pas les laisser seuls avec un hybride. Je doutais que Miach n'ait que des bonnes intentions...
Je n'eus pas le temps d'y réfléchir plus longtemps. Un brouillard monta brusquement, porté par un vent glacial qui vint me brûler la peau. Très vite, je me retrouvai aveugle. Le brouillard était épais et moite, chargé d'eau, avalant tout sur son passage, moi et ma monture comprises. Devoir attendre qu'il se dissipe ne me disait rien mais comment me diriger ? Je me souvenais à peu près de la direction à prendre pour trouver refuge près d'un immense saule pleureur isolé dans la rase campagne. Sa cime pointait au-dessus du brouillard aussi pus-je le rejoindre sans trop de problème.
Je descendis de cheval et m'assis contre le tronc, gardant les rênes serrées dans les mains. Je n'avais plus qu'à attendre. Je glissai ma main dans mon sac pour en sortir une lanière de viande séchée que je mâchonnai pour m'occuper et me remplir un minimum le ventre.
Je n'avais même pas fini ma lanière que le brouillard tournait, se resserrait, et qu'un bruit de cavalcade retentissait. Je me relevai, tentant de discerner quelque chose. All Noir s'agita, piétinant, hennissant, tirant sur ses rênes. Il s'énerva tellement que je faillis lâcher sa bride.
Et puis, le brouillard se dissipa. Je me raidis. J'étais entourée par un groupe de huit cavaliers. Deux d'entre eux avaient les cheveux d'un bleu ciel incroyable, d'autres avaient les cheveux vert forêt ou rouge sang ou même d'un noir complet. Et d'autres étaient bruns. Il y avait même une blonde. Je cillai, ayant du mal à y croire. C'était le groupe le plus hétéroclite que j'aie jamais vu.
Tous pointaient des arbalètes, des épées ou des arcs vers moi. Certains avaient l'air plus menaçant que d'autres avec leurs mâchoires serrées, leurs yeux sombres, leurs poings crispés. Ils n'étaient pas là pour jouer et j'étais leur cible.
- Hé bien, hé bien ! Qu'avons-nous là ? lança l'unique brun du groupe. On s'est perdue ?
- Oui, répondis-je simplement.
Je resserrai ma prise sur les rênes de All Noir et me rapprochai de son flanc. S'il le fallait, j'espérais être assez rapide pour monter en selle et détaler. Je n'avais pas envie d'être à nouveau capturée et obligée de me battre pour m'en sortir. J'en avais plus qu'assez. Je voulais juste retrouver les deux héritiers Madsen, les protéger du Demi-Sang, les ramener chez eux.
- Et si tu venais avec nous ?
- Non, ça va aller. Je sais à peu près où aller.
- Ce n'était pas vraiment une question, répliqua sèchement un Unseelie aux cheveux rouges et aux yeux noirs comme deux puits sans fond. Tu viens avec nous, Demi-Sang.
Les huit se resserrèrent autour de moi, agitant encore plus All Noir. Je montai en selle, prête à tenter une échappée. Je ne fus pas assez rapide. Un Fae aux cheveux bleus agrippa mes rênes avant que je puisse talonner ma monture.
- Bien essayé mais tu n'as aucune chance.
Comme si j'avais eu besoin qu'il me le dise. Je cédai, les laissant guider mon étalon sur le terrain de plus en plus rocailleux et sec. Ils murmurèrent entre eux et je ne perçus que quelques mots qui ne voulaient rien dire ainsi isolés.
Nous nous enfonçâmesde plus en plus profond dans un désert de roche. Toute trace deverdure finit par disparaître sous un ciel de plomb. Le soleiltapait sur ma nuque, le tissu collait à ma peau moite de sueur et jene pouvais même pas faire le moindre mouvement pour aller récupérerma gourde dans mon sac sans finir avec une dague sous la gorge. Et cefichu Unseelie ne voulait pas entendre raison. Je bougeais, il metuait. Rien de moins.
Deux cavalierspartirent à l'avant. Je les observai disparaître à l'horizon,derrière ce qui devait être une colline. Nous les suivîmes pluslentement et je réalisai que ce n'était pas une colline qu'ilsavaient descendu à toute vitesse mais une falaise. Un étroitsentier était creusé à même la pente, à peine assez large pourfaire passer un cheval. Je me retrouvai prise entre deux groupes detrois sans possibilité de fuir. Si je tentais de forcer le passage,j'avais plus de chance de dégringoler trente mètres plus basqu'eux.
Je poussai un soupirirrépressible lorsque les sabots de All Noir foulèrent le soldroit. Autour de moi ne gisait que de la roche uniformément grise.Pas un arbre, pas une touffe d'herbe. Juste de la rocaille grise etsèche. Nous fîmes encore une centaine de mètres pour arriver aubord d'une crevasse de plusieurs centaines de mètres de diamètredans laquelle s'était installé tout un campement.
Des dizaines detentes pointaient vers le ciel, installées en cercle autour d'ungrand feu. Des silhouettes s'agitaient et, pour la première foisdepuis une éternité, je vis des enfants jouer et rire. Ilsn'étaient que trois mais j'avais l'impression que ça faisait desannées que j'en avais vu. Ce n'était pas à la Cour Noire quej'aurais pu voir la future génération...
Le Unseelie borné me força à descendre de cheval et la blonde récupéra les rênes, guidant mon cheval avec le sien jusqu'à un enclos de fortune où étaient regroupés tous les chevaux du camp. Très vite, je fus entourée d'un mélange de Faes Seelies et Unseelies, de Demi-Sangs et d'humains. Ils ne dirent rien, se contentant de m'escorter jusqu'à une tente qui se tenait là où le 12 se serait tenu sur une horloge.
On souleva la toile pour que j'entre, ce que je fis en baissant la tête. C'était étroit et modeste avec seulement des couvertures étalées à même le sol et des sacs dans l'autre coin. Un homme était assis sur ce qui ressemblait à un tabouret. Il leva la tête de la carte qu'il étudiait et ses yeux bleus me prirent au dépourvu tant ils étaient clairs. Il sourit et fit un geste de la main. Tout le monde – à part le Unseelie – sortit.
- Tu peux sortir aussi, Naseok.
- Je ne lui fais pas confiance, répondit calmement le concerné.
- D'où le fait que je meure de soif, pestai-je tout bas.
Je soutins son regard noir sans ciller.
- Sors.
Naseok hésita mais se plia à l'ordre de son chef. Ce dernier me sourit, comme si de rien n'était, comme si je n'avais pas été fait prisonnière par ses sbires.
- Je me présente : je suis Brycen, le chef des Rebelles. Bienvenue dans le BarrenLand.