Pour rentrer depuis la maison du sénateur, Lionel a changé à deux reprises de taxi, par souci de précaution. Cela ne servira hélas qu'à retarder l'investigation qui ne manquera pas d'avoir lieu, et à laquelle il aura du mal à réchapper. Sans le pouvoir de manipuler l'esprit, il se retrouve bien démuni pour se faire oublier. Il aurait bien sûr pu tuer les chauffeurs, mais il ne s'est pas trouvé le courage de tuer à nouveau plusieurs personnes.
Pas après avoir tué le père de Kathy...
Il rentre dans le manoir, qui est aussi vide que quand il est parti, quelques heures plus tôt. Est-ce que le corps a déjà été retrouvé ? Kathy a-t-elle déjà appris la nouvelle ? Probablement pas, sinon elle l'aurait appelé immédiatement, il n'en doute pas. Comment pourrait-elle croire qu'il est responsable, lui qu'elle soutient et qu'elle aime ? Leur amour n'est peut-être pas romantique, mais leur relation, née de l'impromptu, s'est faite intense et vraie.
Et il a tué son père. De la même façon qu'Edgar a massacré sa propre famille, deux siècles plus tôt. Oui, il s'agit d'un accident : il n'a jamais voulu exécuter Henry Vaughn. Il l'a menacé parce que l'homme mentait et manipulait. Le sénateur a caché pendant des années les causes de la mort de Laura, la grande sœur de Kathy, et Lionel voulait protéger son infante. Il ne voulait pas lui faire du mal. Juste comprendre, pour pouvoir un jour lui révéler la vérité.
Mais pourtant, il vient de détruire sa famille. Il sait très bien ce que cela implique pour sa relation avec Kathy, l'ayant déjà vécu lui-même. Lionel n'aimait pas son père et pourtant, il n'a pas supporté qu'Edgar l'assassine. Il s'est vengé en conséquence. Pour un individu qu'il n'aimait pas. Quelle tragique ironie, qu'il se retrouve aujourd'hui dans les chaussures du vampire qu'il exècre par-dessus tout... Mais, à la différence d'Edgar à l'époque, il sait que jamais Kathy ne lui pardonnera jamais son acte.
Son poing s'écrase dans l'un des murs en pierre du manoir, la douleur bienvenue, le soulageant presque. Ses os se ressoudent immédiatement, ne laissant deviner qu'il vient de se briser la main.
Lorsqu'il est arrivé à San Francisco, il ne connaissait pas Kathy et pourtant, elle est devenue la seule personne avec qui il peut encore prétendre avoir des liens. Elle l'a retrouvé sur Red Rock Island, quand sa sœur de sang l'a abandonné. Elle l'a aidé à chasser quand il ne voyait rien, mais aussi à se débarrasser des preuves. Tout cela, il vient de le détruire en un claquement de doigts.
Il ne vaut pas mieux que les monstres qui ont détruit sa vie.
Peut-être est-il temps qu'il disparaisse, à nouveau ? Il imagine la trahison dans le regard de Kathy et l'idée même lui est insupportable. Il hait trop Edgar pour être assimilé à lui dans les yeux de son infante. L'idée de tout abandonner lui semble mille fois moins douloureuse que de rester et d'affronter les conséquences de ses actions.
Kathy restera dans le doute de ce qui s'est passé, mais finira par se reconstruire. Il n'a plus rien à lui apprendre sur sa condition : elle arrive à se contrôler bien mieux que lui à l'époque. Peut-être faudra-t-il qu'il simule sa mort, pour qu'elle ne gâche pas plusieurs années à le poursuivre, que ce soit pour comprendre ou se venger. Oui, l'exil ne paraît pas si tragique que cela, à cet instant.
Sans compter que sa relation avec Taylor n'a pas évolué comme il le voulait. La sorcière est restée indifférente à lui, alors même qu'il a traversé tout le pays pour la retrouver, se faisant repérer par son ennemie au passage. Edgar et Annabelle sont en ville et ils ne tarderont pas à s'en prendre à lui, dès qu'ils auront vent qu'il ne git plus dans le bunker. S'il avait encore quelque chose à défendre, il leur tiendrait tête, mais ce n'est plus vraiment le cas.
Peut-être est-il temps qu'il renaisse pour de bon ? Quitter les Etats-Unis, pour aller en Europe ou en Asie, loin de ses vies passées. Londres ? Hong-Kong ? Pourquoi pas Sydney ? Il a l'éternité devant lui, tandis que ses attaches seront bientôt totalement dissoutes.
Mais pour cela il doit s'activer et partir avant que les soupçons ne naissent. Il monte à l'étage en tâtonnant pour trouver la rambarde. En-haut, il sort une valise de l'armoire de sa chambre. Il la remplit de quelques vêtements, toujours incapable de discerner exactement ce qu'il fait. Peu importe : il pourra toujours acheter d'autres habits une fois à destination, quelle que soit celle-ci.
Il met un moment à chercher son passeport, en revanche. Usuellement, il lui suffit d'un regard pour que les douaniers le laissent passer, mais là les choses se montreront plus compliquées sans le document. Malheureusement, après une vingtaine de minutes, il réalise que ce document n'est pas ici. L'a-t-il laissé dans sa suite, à l'hôtel ? Rien n'est moins sûr... En tout cas, cela met à mal son plan tout trouvé. C'est dans ces moments qu'il réalise à quel point il est devenu dépendant de ses pouvoirs vampiriques. Il pourrait, bien sûr, se faire élaborer un passeport au marché noir, mais il ne serait plus question de partir dans la nuit, dans ce cas.
Enfin, il peut déjà commencer par quitter San Francisco. Peut-être un bus de nuit, vers l'Oregon ou le Nevada ? Il fera appel à ses contacts une fois là-bas et l'affaire sera réglée.
Il ferme la valise et descend les escaliers de sa demeure, se tenant bien à la rambarde. Il a beau essayer de ne rien ressentir à l'idée de déjà quitter son manoir, qu'il vient tout juste de retrouver, il en ressent comme un pincement au cœur, une nostalgie cruelle qui se joue de ses sentiments.
Faisant fi de ses doutes, il appelle pour la énième fois la centrale de taxi, qui lui en envoie un immédiatement. Toujours pas de nouvelles de Kathy. La jeune vampire doit réviser pour ses examens à venir, ou faire l'idiote avec ses copines, sans réaliser que sa vie vient une nouvelle fois de changer. Le doute saisit alors Lionel : et si son infante comprenait qu'il s'agissait uniquement d'un accident ? Et si elle lui pardonnait ? Au fond, elle n'aimait pas tant que ça son père et...
Non. Il ne doit pas penser à cela. Elle le haïra, c'est sûr. Sa douleur passera plus vite s'il disparait. Elle souffrira et elle ne comprendra pas, évidemment, mais c'est mieux pour elle. Et pour lui. Et tant pis s'il ne revoit jamais Taylor, il s'agissait de toute façon d'une fixette, une histoire caduque uniquement vouée à lui faire ressentir le manque et le rejet. C'était mieux que rien, certes, mais il n'a pas besoin d'elle. Au pire, il attendra patiemment soixante ou quatre-vingt ans, qu'elle meure de sa belle mort, et la passion se relèguera d'elle-même au passé.
Il sort de chez lui et referme la porte à clef, avant de déposer celle-ci sous un vieux vase. Jake devait passer, il se souvient, mais visiblement le privé a jugé bon de reporter. Tant pis pour lui, il n'aura pas les réponses qu'il recherchait.
Il traverse le jardin et se retrouve devant sa boîte aux lettres. Peut-être devrait-il laisser un mot ? Mais pour dire quoi ? « Désolé, j'ai tué ton père, bonne continuation. » Il s'abstient : autant ne pas ajouter l'insulte à la blessure.
Un taxi s'arrête alors devant sa propriété, le chauffeur le laissant se débrouiller avec ses bagages.
Il monte et indique à l'homme de l'emmener à la station de bus Greyhound, en espérant qu'il n'ait pas raté le dernier. La voiture démarre et quitte Grove Street, en direction de South Beach. Le vampire n'a pas vraiment fait ses adieux à son manoir, mais il y reviendra peut-être un jour, si celui-ci tient encore debout dans quelques décennies.
Son téléphone sonne. Kathy ? Il ne perçoit que la lumière de l'appareil et pas le nom qui s'y inscrit. Mais qui d'autre l'appellerait au milieu de la nuit ? Il préfère ne pas répondre, dans le doute. Il hésite même un instant à se débarrasser du mobile en le jetant par la fenêtre, mais il en aura peut-être encore besoin. Il en prendra un autre quand il sera à destination, ou quelque part sur le trajet.
Le véhicule ralentit et se gare. Déjà arrivés ? Lionel paye le chauffeur et descend, se retrouvant sur le bitume. Il ne distingue presque rien des lieux, ébloui par les phares évanescents provenant de la route. Il repère une jeune femme qui marche dans sa direction et vient lui demander où se trouve le terminal des départs. Elle paraît d'abord confuse, puis semble comprendre qu'il ne voit pas bien. Elle hésite, sans doute par crainte, mais se décide finalement à l'accompagner jusqu'aux guichets de la gare routière.
Reste à espérer qu'il ne doive pas se nourrir uniquement de sorcières pour retrouver complétement la vue, ou la situation risque de se montrer compliquée.
Le prochain bus, apprend-il, est en direction de Lamar, dans le Colorado, une ville dont Lionel n'a jamais entendu parler. Presque deux jours de voyage, après quoi il devra se refaire un passeport et penser à un endroit plus définitif. Personne n'ira le chercher là-bas dans l'interlude.
Après avoir réglé les deux cents dollars du titre de transport, il négocie avec la dame du guichet pour qu'on l'emmène vers les quais : il a beau ne rien voir, il ne dispose pas d'une carte prouvant qu'il est handicapé. Il lui faut débourser un supplément pour qu'une employée lui prenne le bras et le dirige vers le bus, qui devrait partir dans une demi-heure à peine. Son téléphone sonne à nouveau, mais, une nouvelle fois, il ne répond pas.
L'employée le laisse déposer son bagage dans la soute, puis fait valider son billet par le chauffeur pour lui. Il monte les marches et vient s'installer sur un siège, au troisième rang, côté couloir.
— Vous avez besoin de quelque chose d'autre ? lui demande-t-elle, le ton professionnel.
— Merci, ça ira.
— Bon voyage, Monsieur Vance.
Elle descend alors du bus et s'éclipse, probablement ravie d'avoir gagné vingt dollars aussi facilement. Assis à côté du vampire, un homme d'un âge incertain dort, la tête posée contre la fenêtre. Un peu plus loin, quelqu'un écoute de la musique dans des écouteurs, le son un peu trop fort.
Lionel prend alors son téléphone. Il utilise la reconnaissance vocale pour appeler sa messagerie, au cas où Kathy ait laissé un message. Ce n'est peut-être pas la meilleure idée, mais autant savoir si on le cherche déjà. La voix de l'automate se lance alors :
« Vous avez un nouveau message. »
Le bip retentit.
« Lionel, c'est Liz. Désolé de t'appeler. »
Liz ? pense-t-il. Par quel miracle l'appelle-t-elle alors que leur dernière rencontre a failli être fatale à la gamine ? Il écoute la suite :
« J'ai pas réussi à joindre la sor... Taylor, je veux dire. Je suis allé à son bar, mais sa collègue m'a dit qu'elle était absente depuis deux jours. Elle avait l'air de s'inquiéter. J'ai aussi essayé de l'appeler, mais pas de réponse. Bref, je sais que toi et elle... Enfin, s'il est arrivé quelque chose... Voilà. Je préfère que tu saches. »
Le message prend fin. Lionel raccroche et range son smartphone, troublé. Que peut-il y faire, si Taylor ne répond pas et ne va plus au travail ? Il est déjà bien gentil d'avoir donné à Liz l'opportunité de rencontrer une autre sorcière, plutôt que de la vider de son sang. Ce qui se passe après ne le regarde plus.
Mais en même-temps, Annabelle connaît Taylor et pour cause, c'est par son biais qu'elle a pu s'en prendre à Lionel et, finalement, libérer Edgar. Est-ce qu'elle aurait renié sa parole et s'en serait pris à elle ? Si elle lui avait fait du mal, elle aurait sûrement choisi de le faire savoir et ne se serait pas contentée d'une disparition.
Le chauffeur de bus sort pour fumer une cigarette et fermer les soutes, sous-entendant le départ prochain. Le vampire doit partir de San Francisco, avant que Kathy ne se rende compte de ce qui s'est passé et ne le cherche pour régler ses comptes. Mais s'il advient quoique ce soit à celle qu'il ne peut s'empêcher d'aimer ? Il est devenu le monstre de ses cauchemars ce soir, le pâle reflet de son ennemi immortel, l'être qu'il ne voulait jamais devenir. Jusqu'où tomberait-il, s'il partait alors que Taylor est vraisemblablement en danger ? Cruel, ignoble et lâche...
Lorsque le conducteur du bus monte, il se décide et se lève.