Lettres à Juliette

LeiaNeige által

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Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17 - partie 1
Chapitre 17 - Seconde Partie
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26

Chapitre 12

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LeiaNeige által

Il avait fallu un long moment à Candy pour retrouver ses esprits. Les premières minutes, elle s'était sentie flotter, les membres engourdis comme si on l'avait enveloppée de coton. Puis peu à peu, l'excitation avait pris le dessus et l'avait emportée vers un état qui rappelait celui de l'ivresse, une euphorie difficilement maîtrisable qui la transportait du rire aux larmes.

Terry... Terry est ici !... Je l'ai retrouvé !!!... - se disait-elle en s'observant dans le miroir. Le visage bouleversé que son reflet lui renvoyait témoignait bien de cette réalité. A travers ses larmes, elle percevait distinctement la joie qui brillait dans ses yeux et rosissait son teint. Elle porta sa main à la bouche et pouffa de rire, gênée par cet excès de bonheur qui la grisait. Elle recula d'un pas, et les yeux fermés, s'adossa contre la commode. Le beau visage de Terry revenait en boucle dans son esprit, sa voix grave et tendre la faisant tressaillir de la pointe des pieds à la racine des cheveux. Elle se remémorait le moment magique de leurs retrouvailles, ce regard aux milles nuances qui avait capturé le sien, et cette sensation divine de délivrance qui l'avait saisie, si violemment qu'elle en avait eu la respiration coupée. Elle croisa ses bras autour d'elle pour retrouver la chaleur du contact de son corps contre le sien quand il l'avait enlacée et murmuré son prénom, à plusieurs reprises, pour s'assurer que c'était bien elle et non pas un songe éveillé. Elle frissonna, son cœur palpitant un peu plus vite. Les éclats de rire de Terry occupaient l'espace, entraînant un sourire complice sur son joli visage. Ces quelques heures en sa compagnie avaient passé si vite !

Elle soupira de ravissement et se mordit les lèvres pour ne pas hurler, submergée par ce flot d'émotions dont la folle intensité aiguisait chaque cellule nerveuse de son corps. Tremblante, elle se déplaça jusqu'au lavabo et se rafraîchit le visage et le cou d'un gant humide. Cela calma quelques secondes la fébrilité qui l'animait, laquelle reprit de plus belle quand la cloche de l'église du quartier fit tinter ses sept coups.

- Sept heures !... Sept heures seulement ?... - gémit-elle, les yeux écarquillés de consternation - Comment vais-je pouvoir attendre jusqu'à demain pour le revoir ? Comment vais-je pouvoir tenir aussi longtemps loin de lui ???

Elle pensa alors à Patty qui devait trépigner d'impatience dans sa chambre et sans perdre une minute, elle quitta la pension et remonta la rue en courant. Il n'était pas très convenable qu'une demoiselle de sa condition se comportât ainsi, mais elle n'en avait que faire. Elle était si heureuse ! Et elle voulait partager sa joie au plus vite avec son amie.

Quand, essoufflée, elle poussa la porte de la chambre de Patty, cette dernière, assise à une table, était en train de terminer son repas. Le séduisant docteur Biazini, assis à côté d'elle, leva les yeux vers Candy, et comprit immédiatement qu'elle venait de vivre un événement extraordinaire.

- Patty... - murmura Candy, la gorge nouée par l'émotion.

La jeune brune posa sa fourchette, pivota sur sa chaise et dirigea avec appréhension son regard vers son amie. Ce qu'elle lut dans ses yeux la rassura immédiatement. Elle poussa un soupir de soulagement et se précipita vers elle, manquant dans son excitation de renverser son plateau, puis prit ses mains dans les siennes, les serrant contre son cœur.

- Alors ?... Tu... Il... - demanda-t-elle, fébrile, les yeux brillants de larmes.

Candy opina frénétiquement de la tête.

- Oui, Patty, oui... - bredouilla-t-elle, la voix étranglée par un sanglot de joie.

Emportées par l'enthousiasme, elles laissèrent échapper en sautillant une rafale de cris hystériques que le médecin, effaré, s'empressa de modérer avec moult gestuelle pour éviter d'alerter tout le personnel de l'hôpital. Il les observait, toute à leur joie commune, et sentit rapidement qu'il était de trop. Il s'éclipsa discrètement, un peu déçu que son départ ne soit pas plus remarqué, et repartit vers son bureau en haussant les épaules, convaincu qu'il était inutile de chercher à sonder ces êtres insaisissables qu'étaient les femmes, d'autant plus si elles venaient d'Amérique...

*********

- NOM D'UNE PIPE !!! TU L'AS EMBRASSE ???

Patty s'était exclamée si fort qu'il y avait peu de doute que l'ensemble de l'hôpital ne l'ait pas entendue...

- Oui ! - pouffa Candy en rougissant.

Allongées en travers du lit, la tête en appui sur leur bras replié, les deux amies étaient occupées à commenter les retrouvailles. Patty, très exigeante, voulait connaître tous les détails, et la révélation de Candy venait de dépasser toutes ses espérances.

- Mazette, Candy, je te savais audacieuse mais je ne t'aurais jamais imaginée aussi entreprenante ! - gloussa-t-elle, l'œil brillant de malice.
- Moi non plus - répondit Candy en rougissant de plus belle - Je ne sais pas ce qui m'est passé par la tête. Il se tenait là devant moi, les mains dans les poches à fixer ses pieds et tout à coup, n'y tenant plus, j'ai voulu le remuer et... Je l'ai embrassé !
- Pour être remué, il a dû bigrement l'être ! - s'esclaffa Patty - Quelle tête a-t-il fait ?
- Ça !!! - fit Candy en imitant l'air ahuri qu'avait affiché son amoureux.

La tête de Patty bascula en arrière dans un grand éclat de rire.

- Comme j'aurais aimé être une petite souris pour assister au délicieux spectacle du grandissime Terrence Grandchester en train de se faire terrasser par la malicieuse ingénue que tu es...
- A vrai dire, la dernière fois qu'il m'avait embrassée, je lui avais donné une gifle mémorable. Je voulais me faire pardonner... - pouffa Candy devenue écarlate.
- Je suis certaine qu'il n'a eu aucune difficulté à le faire...

Candy acquiesça en souriant. Elle avait si souvent regretté sa vive réaction en Ecosse alors qu'il avait baissé la garde et lui avait révélé ses sentiments. Elle avait été si stupide ! Elle avait par la suite payé cher cet excès d'orgueil car il n'avait plus jamais osé renouveler l'expérience, jusqu'à ce qu'elle ose cet après-midi prendre l'initiative. Son cœur se mit à battre plus vite à la pensée qu'il pourrait la prochaine fois chercher à lui montrer qu'il avait retrouvé toute sa hardiesse...

- Mais dis-moi, Candy, comment se fait-il que tu ne sois pas avec lui à l'heure qu'il est ??? - lui demanda Patty, une pointe de reproche dans la voix.
- C'est la première de "Roméo et Juliette" demain soir et je ne voulais pas le déranger dans ses répétitions. Il a déjà assez perdu de temps aujourd'hui.
- Bigre ! Je ne sais pas comment tu vas tenir ! Si j'étais à ta place, je n'en dormirais pas !
- Je crois en effet que la nuit va être longue... - soupira-t-elle.
- Si tu veux, tu peux dormir ici. Je peux demander à ce qu'on installe un lit de camp...
- Merci Patty mais je ne serais pas d'une très bonne compagnie. Je risque d'être tellement agitée que je t'empêcherai de dormir...
- Essaie quand même de te reposer quelques heures car j'aurais besoin de toi dans la matinée...
- Volontiers Patty mais de quoi s'agit-il ?
- Alessandro est venu m'annoncer que je pouvais quitter l'hôpital. J'ai besoin de trouver un endroit où loger. Tu crois qu'il reste des chambres à la pension ?
- Je ne sais pas mais de toute façon même s'il n'y en a plus de libres, nous pourrons partager la mienne. Mon lit est assez grand pour nous deux. Et puis entre temps, nous pourrions chercher un hôtel où tu serais installée plus confortablement.
- Surtout pas ! C'est le seul endroit proche de l'hôpital et je ne veux pas trop m'éloigner d'Alessandro... - chuchota-t-elle avec un petit sourire embarrassé.
- Il t'a vraiment tapé dans l'œil celui-là !
- Oh Candy, je ne n'avais jamais ressenti cela pour quelqu'un depuis, depuis...
- Je vois très bien ce que tu veux dire... - fit-elle en posant affectueusement sa main sur celle de son amie - J'avais bien cru moi aussi que ma vie s'était arrêtée à la mort d'Anthony et je n'aurais jamais cru tomber follement amoureuse de Terry...
- Seulement follement ? - demanda Patty sur un ton taquin.
- Pas seulement... - répondit Candy en éclatant de rire - Mais plutôt éperdument. Oui, Patty, éperdument !

On toqua à ce moment là à la porte et les boucles brunes du docteur Biazini surgirent dans l'entrebâillement.

- Mesdemoiselles... - fit-il avec un sourire entendu en entrant dans la pièce. Patty se redressa immédiatement, corrigeant la posture décontractée dans laquelle elle s'était épanouie durant de longues minutes. Ils échangèrent un regard complice et Patty rougit en baissant les yeux.
- Vous voudrez bien m'excuser mais je me sens un peu lasse et je vais rentrer me coucher - mentit alors Candy en se levant, comprenant sans aucune difficulté qu'elle perturbait par sa présence leur douce intimité - Je passerai te chercher dans la matinée, Patty...

Cette dernière hocha la tête.

- Merci Candy, à demain. Repose-toi bien.

La jeune blonde la gratifia d'un clin d'œil malicieux, salua le médecin et sortit de la chambre. En chemin vers la pension, son estomac la rappela à l'ordre et elle hâta le pas, espérant qu'il resterait à la cuisine un peu de la bonne soupe qu'elle avait sentie précédemment. Madame Roberta était en train de finir de débarrasser la table quand Candy poussa la porte.

- Ah, mademoiselle Candy ! - s'écria-t-elle en l'apercevant - Un coursier est venu livrer quelque chose pour vous pendant votre absence. Je l'ai déposé dans votre chambre si cela ne vous dérange pas.
- Pas le moins du monde ! - répondit Candy tout en se demandant ce que cela pouvait être.
- Vous m'avez l'air affamée ! Prenez donc cinq minutes pour aller voir ce que l'on vous a apporté et redescendez. Je vais vous réchauffer une bonne assiette de soupe pendant ce temps !

Candy la remercia d'un signe de tête et se dépêcha de monter l'escalier qui menait à sa chambre. Intriguée, elle tourna la poignée de la porte et découvrit, posé sur le guéridon devant la fenêtre, un énorme bouquet de roses rouges. D'une main tremblante, elle saisit le carton qui l'accompagnait et reconnut immédiatement l'écriture fine qui courait sur le papier.

"Chère Candy,

J'ai hâte d'être à demain pour pouvoir t'en offrir des millions d'autres...

Bien tendrement,

Terrence"

Serrant le billet contre son cœur, elle plongea son visage dans le bouquet, s'enivrant du délicieux parfum de fleurs. Etourdie, elle se laissa choir sur le bord de son lit, sans possibilité aucune du moindre raisonnement. Absorbée dans ses pensées confuses qui se pressaient dans son esprit, elle ne remarqua pas la présence de sa logeuse, qui ayant toqué plusieurs fois à la porte sans obtenir de réponse, avait fini par entrer. Elle avait alors remarqué la jeune femme, pensive, le regard perdu au loin et s'était dit en en soupirant que la petite allait manger de la soupe froide à force de rêvasser. Mais tout en s'approchant d'elle, elle distingua le sourire béat d'émerveillement qui ourlait ses lèvres, et elle opta pour la solution du replis. Elle quitta discrètement la chambre à reculons, et posa une dernière fois, au moment de refermer la porte, un regard bienveillant sur la blonde rêveuse, un soupir nostalgique gonflant sa forte poitrine. Tout cela lui remémorait une jeunesse lointaine qui avait vu naître bien des sourires similaires. Mise en joie par ces tendres souvenirs, elle retourna d'un pas guilleret à sa cuisine, avec l'intime conviction que l'amour qu'elle avait lu dans les yeux de Candy connaîtrait un destin des plus heureux.

***********

Les neuf coups de la cloche de l'église réveillèrent Candy en sursaut. Trop excitée par les évènements de la journée précédente, ce ne fut qu'au petit matin, qu'écrasée de fatigue, qu'elle avait trouvé le sommeil. Néanmoins, ces quelques heures hors du temps ne lui avaient pas permis de se reposer pleinement. Elle sentait le poids de la fatigue sur ses paupières qui lui picotait les yeux. Mais elle oublia tout cela aussitôt quand la pensée de retrouver Terry lui revint à l'esprit. Pendant quelques secondes, elle douta, le cerveau encore troublé de sommeil, mais fut complètement rassurée quand son regard se posa sur le bouquet de roses rouges qui ornait le guéridon. Elle cligna des yeux en soupirant de contentement, s'étira dans son lit en baillant puis bascula sur le côté pour quitter sa couche. N'ayant pas le temps de prendre un bain, elle opta pour une douche, la salle de bains commune se trouvant au bout du couloir. Définitivement réveillée après une toilette qu'elle avait voulue fraiche et revigorante, le corps poudré de talc parfumé à la violette, elle revêtit la jolie robe blanche qu'elle avait achetée en début de séjour laquelle mettait agréablement en valeur la couleur dorée de sa peau. Elle coiffa ses boucles rebelles et se dit qu'elle avait bien fait de les couper quelques années auparavant. Elle réalisa alors que Terry ne lui en avait pas fait la remarque en la voyant.

- Peut-être que cela lui déplait... - se dit-elle en faisant la moue.

Pourtant, elle non plus n'avait fait d'observation à propos de la chevelure de ce dernier qu'il avait raccourcie d'une bonne dizaine de centimètres, allégeant ses épaules pour retomber avec noblesse sur sa nuque. Trop absorbée par leurs retrouvailles, elle n'avait pas songé à lui en parler. Mais elle convenait que ce changement physique lui apportait une maturité qui lui allait à merveille.

Elle quitta sa chambre en sautillant et descendit à la salle à manger. Madame Roberta l'accueillit avec un sourire affecteux et lui fit signe de s'assoir. Un couple, des personnes d'un certain âge, prenaient leur petit déjeuner et Candy les salua en s'asseyant en bout de table. Tandis que la maîtresse de maison remplissait sa tasse de café, Candy lui parla de la situation de Patty. La logeuse grimaça d'embarras et lui expliqua qu'elle n'avait pas de chambre libre pour l'instant. Candy lui proposa alors de partager la sienne, proposition à laquelle il n'y eut aucune objection. Ces petites formalités réglées, Candy dévora prestement son petit déjeuner, prit congé de ses voisins de table, puis partit rejoindre son amie.

Patty l'attendait de pied ferme bien que tourmentée par des sentiments contradictoires. Elle était heureuse de quitter sa chambre d'hôpital mais elle était aussi contrariée de devoir s'éloigner du docteur Biazini. Ce dernier l'avait pourtant rassurée en lui promettant de la rejoindre en fin de journée, cela n'apaisait cependant pas ses craintes.

- J'ai en ma possession deux places pour la première de Roméo et Juliette. M'accompagneriez-vous, Patricia ? - lui avait-il demandé en plongeant un regard éloquent dans les siens.

Elle avait opiné en rougissant, le cœur battant à la perspective de passer la soirée avec lui. Bien qu'elle ne sût pas encore à ce moment là où elle allait loger, ils avaient convenu de se retrouver devant la pension vers vingt heures. Cela lui laissait amplement de temps de se faire belle pour lui...

Mais Candy, en arrivant, vint bouleverser ses petits projets...

- Mauvaise nouvelle, Patty, tu vas être obligée de dormir dans mon lit ! - fit-elle en ricanant - Ma logeuse n'a plus de chambre libre pour le moment.

- Et bien, nous ferons contre mauvaise fortune, bon cœur - répondit Patty en simulant l'embarras - J'espère que tu ne ronfles pas la nuit !

En réaction, les épaules de Candy se secouèrent de rire.

- Je t'avoue que je l'ignore car je n'ai pas dormi avec quelqu'un depuis mes six ans, et c'était avec Annie de surcroit !
- Nous allons supposer qu'à cet âge là tu ne ronflais pas encore... Et que tu es encore trop jeune pour souffrir de ce symptôme...
- Tu ne pourras vérifier cela que ce soir - rétorqua la jeune blonde en lui tirant la langue - Mais en attendant, je t'invite à m'accompagner au club de Juliette.
- C'est que... Crois-tu que nous en aurons pour longtemps ?
- Pourquoi me demandes-tu cela ?

Patty baissa les yeux et dit, gênée, d'une voix à peine audible.

- Alessandro m'a invitée pour la première de Roméo et Juliette, et je voulais avoir le temps de me préparer...
- Mais voyons Patty, il n'est que dix heures du matin ! - fit Candy en éclatant de rire - Tu auras tout le temps de te préparer, crois-moi. Je te promets que nous ne rentrerons pas tard. Tu dois aussi te reposer. Tu es encore convalescente.
- Détrompe-toi, je me sens en pleine forme.
- Dans ce cas, hâtons-nous de prendre un taxi. Je suis impatiente de te présenter aux filles !

********

A travers la vitre du taxi qui les amenait au centre ville, Patty, émerveillée, découvrait avec ses propres yeux les lieux que Candy lui avait décrits. Férue d'histoire et d'antiquité, elle s'enflammait devant chaque monument, chaque édifice que la prestigieuse civilisation romaine avait laissé en héritage. Elle n'imaginait pas que Vérone put être aussi riche culturellement et elle rendit grâce au destin de l'avoir détournée de sa destination d'origine, destin qui lui avait permis de faire la connaissance du séduisant docteur Biazini et de faire la découverte de cette magnifique ville.

- Nous voici arrivées ! - s'écria Candy en désignant de l'index la trattoria Giulietta nichée sous des arcades voutées, au fond de la placette ombragée devant laquelle le taxi s'était arrêté. Les deux jeunes femmes sortirent du véhicule et se dirigèrent vers le restaurant où l'on était déjà en train de préparer les tables pour le repas de midi. Candy salua tout le monde, présenta son amie au personnel, et demanda si les dames du club étaient à l'étage.

- Elles t'attendent avec impatience ! - répondit le tenancier derrière son comptoir, un sourire complice déridant sa mine renfrognée.

Candy émit un petit rire étouffé et s'enfuit en direction de l'escalier, derrière le rideau de perles en bois qui dissimulait l'entrée de la cuisine. Elle monta quatre à quatre les marches, poussa la porte et s'arrêta sur le seuil. Les quatre femmes étaient assises autour de leur table de travail et avaient commencé à décacheter les lettres recueillies la veille. Elles levèrent la tête en apercevant la jeune américaine, écarquillèrent les yeux de surprise, puis, en une fraction de seconde, se retrouvèrent autour d'elle, l'assaillant de questions qui se mélangeaient les unes aux autres dans une cacophonie désopilante.

- Allons mesdames, ne voyez-vous pas que vous êtes en train de l'étouffer ? - intervint la sage Isabella en tentant d'écarter le cercle de curieuses. Mais ce fut l'entrée de Patty dans la pièce qui détourna définitivement leur attention.

- Je vous présente mon amie, Patty, qui a quitté l'hôpital ce matin - dit Candy en s'approchant d'elle.
- Mon dieu ! Elle est toute pâle ! - s'écria Donatella, en courant chercher une chaise - Il ne faut pas qu'elle reste debout. Elle doit se reposer !
- Je vais vous apporter un peu de café et des petits gâteaux - ajouta Maria en descendant à la cuisine.
- Surtout, ne refuse pas !... - chuchota discrètement Candy à Patty tandis qu'on l'asseyait presque de force sur un siège.

Patty obéit sagement, un sourire amusé flottant sur ses lèvres. Candy avait plusieurs fois évoqué l'atmosphère chaleureuse et conviviale qui régnait au sein du club, atmosphère qui pouvait tout aussi bien devenir électrique selon les humeurs de chacune mais qui restait toujours distrayante et pittoresque pour les deux étrangères qu'elles étaient. Tout en grignotant un gâteau, elle se divertissait de l'effervescence qui s'emparait des secrétaires de Juliette.

- Alors, Candy, tu l'as retrouvé ??? - demanda Donatella, les yeux grands ouverts et les sourcils arqués d'impatience.
- Oui, Candy, alors ???? - reprirent en chœur ses camarades.

Un sourire énigmatique se dessina sur le visage de la jeune femme. Elle laissa pendant quelques secondes planer le mystère mais n'eut finalement pas le courage de les faire attendre plus longtemps, et avoua, en hochant la tête.

- Oui, oui, je l'ai retrouvé !!!!
- Où donc ??? - gémit Maria, les larmes aux yeux.
- Devant la fontaine de la Plaza dell' erbe...

Face aux yeux scrutateurs et interrogateurs des quatre italiennes, Candy, sourire en coin, tira une chaise vers elle et s'assit face à elles.

- J'imagine que vous ne me laisserez pas quitter la pièce sans vous avoir tout raconté...
- C'est tout à fait ça, Candy. Tu es obligée de tout nous dire - répondit Francesca avec un sourire carnassier.
- Soit... Je n'ai pas d'autre choix... - soupira Candy en feignant la résignation, puis, après que les quatre dames se furent assises à leur tour, elle commença son récit : sa quête dans les rues de Vérone, ses doutes, ses craintes, puis les retrouvailles devant la fontaine, l'incrédulité qui l'avait saisie, puis la joie indescriptible qu'elle avait ressentie en se blottissant contre lui. Leur conversation à la terrasse d'un café, puis leurs adieux sur le perron de la pension qui s'étaient achevés en apothéose par le timide mais bien réel baiser qu'ils avaient échangé.

- Comme c'est romantique ! Comme c'est beau ! - s'écria Maria, troublée, que l'émotion faisait se signer dix fois tout en citant tous les saints du paradis.
- Dio mio ! - ajouta Donatella - J'en étais sûre ! J'en étais sûre de toute façon ! Quand ce petit est arrivé ici, tout contrit de ne pas t'y trouver, j'ai vu dans ses yeux qu'il ferait tout pour te rejoindre et qu'à un moment ou un autre, vos chemins allaient se croiser. Ce n'était plus qu'une question d'heures...
- De minutes, je dirais même ! - renchérit Maria, ce qui fit grimacer Donatella d'agacement.
- Je suis si heureuse pour toi, Candy ! - poursuivit Isabella, essayant de cacher l'émotion qui l'étreignait - J'ai tant prié pour toi, pour lui, pour vous deux !
- Et nous voilà exaucées ! - conclut Francesca, les yeux brillants d'enthousiasme - Cela fait tellement plaisir de voir une si belle histoire d'amour s'achever de cette façon. On n'aurait pas pu te souhaiter mieux.

Un sourire d'émerveillement éclairait le visage de Candy. Elle non plus n'aurait pu souhaiter mieux que ces retrouvailles féériques qu'elle avait vécues, si extraordinaires qu'elle avait encore du mal à les réaliser.

- Où se trouve à présent ce beau Terrence ? - s'enquit Maria, remise de ses émotions.
- C'est vrai qu'il est beau ! - ajouta Donatella avec un soupir évocateur - Il y a de la noblesse dans son regard, dans sa démarche. Mamamiiiiiia !
- Ressaisis-toi, Donatella - rétorqua Maria, piquée par la jalousie - Il pourrait être ton fils !
- Le tien aussi, Maria, puisque je crois savoir que tu es un peu plus âgée que moi !... - répliqua Donatella d'un ton acide. Cette fois, le visage de Maria vira à l'écarlate. Etouffant de colère, lèvres pincées, elle croisa les bras, et tourna la tête dans la direction opposée avec une expression de dédain qui la rendait comique.
- Et sa voix ? Avez-vous remarqué sa voix ??? - ajouta alors Francesca, qui prenait un plaisir fou à exciter les deux meilleures ennemies. Elle se mit à papillonner des yeux, cherchant une feuille de papier pour l'agiter devant elle en guise d'éventail.
- Profonde et envoutante... - murmura Isabella avec un haussement de sourcils très suggestif.
- Oh, DIO MIO !!! - gémirent-elles toutes ensemble, les mains jointes, les yeux levés vers le ciel.

Finalement, Terry les avait toutes fait tomber d'accord !...

Candy jeta un regard perplexe vers Patty qui avait du mal à se retenir de rire. La jeune blonde porta alors son poing à la bouche et toussa légèrement pour attirer leur attention qui s'était perdue dans des pensées vagabondes.

- Permettez-moi donc de répondre à votre question... - fit-elle, un brin moqueuse pour rappeler que la conversation avait passablement dévié - Je pense qu'à l'heure qu'il est, il doit être en train de répéter aux arènes. Je ne vais pas tarder à lui rendre visite d'ailleurs...
- Je me demande ce que tu fais encore là... - ricana Francesca, les yeux brillants de malice.
- C'est ce que je me demande aussi - répondit Candy en pouffant - Puis-je donc vous confier Patty pendant mon absence ?
- Ne te fais aucun souci ! - répondit Maria en adressant un large sourire à son amie - Nous allons la dorloter, la soigner aux petits oignons. A propos, elle aime les pastas, la petite ???
- Oui, oui, j'adore ça ! - répondit tout de go Patty qui avait bien compris qu'il ne valait mieux pas froisser la susceptibilité italienne, surtout s'agissant de cuisine.
- Dans ce cas, je peux m'en aller l'esprit tranquille - ironisa Candy en se levant de sa chaise.
- Tu le peux, mon amie, dépêche-toi d'aller retrouver ton amoureux... - lui dit Isabella en l'entrainant vers la porte. Candy se retourna et s'adressa une dernière fois à Patty.
- A tout à l'heure. Ne t'inquiète pas, je ne rentrerai pas tard. Tu auras le temps de te faire belle.
- Beeeeelle ? - demanda Donatella avec de grands yeux interrogateurs - Voyons... N'y aurait-il pas un homme là-dessous ???

Le nez de Patty avait déjà plongé vers ses souliers qu'elle fixait misérablement, en rougissant. Candy grimaça d'embarras, réalisant sa maladresse, et s'enfuit prestement, abandonnant Patty à la curiosité inquisitrice de Donatella, qui avait déjà rapproché sa chaise de la sienne.

- Alors, bella, comment s'appelle ce jeune homme ?...

************

Le cœur de Candy se mit à battre beaucoup plus vite au moment où elle pénétra sur la place Bra. Au centre, se dressait l'amphithéâtre romain, majestueux, avec ses arches de pierre blanche et rose disposées en cercle, lesquelles à l'origine ceignaient le bâtiment sur plus de cent mètres. Comme dans tous les amphithéâtres, des combats de gladiateurs avaient eu lieu ici, ainsi que des venazione, des chasses d'animaux féroces. Avec le temps, il avait été abandonné, puis au moyen âge, avait été utilisé en grande partie comme source de matériaux de construction pour la création de nouveaux bâtiments dans la ville. Un tremblement de terre au XIIème siècle avait achevé le carnage si bien que l'édifice, tel qu'il était à ce jour, avait beaucoup perdu de son faste d'antan, mais restait malgré tout, un des mieux conservés du pays.

Depuis 1913, en raison de son acoustique exceptionnelle, des spectacles, principalement des opéras, y étaient présentés, et apportaient un nouvel élan culturel à la ville. Pour Candy, la présence en ces lieux de Terry représentait l'hommage ultime à un passé grandiose et mythique. Elle avait tellement foi en lui qu'elle savait intimement qu'il allait s'illustrer ce soir par son talent et par la passion qu'il vouait à son métier. Après cela, on chuchoterait le nom de Terrence Graham dans toute la ville mais aussi dans toutes les capitales de la vieille Europe.

Elle soupira de contentement et se mit à contourner les arènes en quête d'une ouverture. La plupart étaient fermées ou comblées, mais elle aperçut finalement une porte entrouverte et s'y faufila discrètement, tandis que des employés de la ville étaient occupés à installer des barrières destinées à retenir mais aussi guider les futurs spectateurs. Elle ressortit du côté gauche, sur une allée qui bordait sur toute sa circonférence, l'intérieur de l'amphithéâtre. Dissimulée par les gradins au dessus d'elle qui remontaient par dizaine de rangées jusqu'au sommet, elle avança avec précaution pour ne pas être vue. Au pied de la scène, un orchestre, destiné à accompagner en musique la représentation, était en train de se préparer.

Comme les musiciens étaient en nombre, Candy put s'approcher un peu plus sans être remarquée et prit place derrière l'un d'eux, un contrebassiste, dont l'instrument gigantesque la soustrayait sans difficulté aux regards. Soudain, entre deux éléments de décor, elle distingua Terry et son cœur s'emballa comme un cheval au galop. Il était là, d'une beauté à couper le souffle, la mèche rebelle, vêtu d'un pantalon de toile confortable et d'une chemise unie d'un bleu fané. Il semblait tenir un passage de la pièce entre ses mains qu'il agitait en discutant avec plusieurs comédiens. Haletante, les doigts crispés sur l'assise, elle s'appuya contre le dossier de sa chaise, ferma les yeux et essaya de contrôler sa respiration. Mais tout à coup, la voix grave et puissante de Terry résonna dans l'enceinte. La répétition reprenait. Fascinée et tremblante, Candy, bouche entrouverte, se laissa aller à la sensation voluptueuse qui la gagnait.

La scène, la quatrième, décrivait le moment où Roméo revenait de sa visite chez le moine Laurence qu'il avait supplié d'organiser secrètement son union avec Juliette. Il retrouvait ses amis, et bien qu'évasif, ne dissimulait pas la passion qui l'étreignait. Survenait alors la nourrice de la jeune amante, interprétée par une comédienne d'assez forte corpulence...

...

La Nourrice. - Bien répondu, sur ma parole ! Pour se faire injure à lui-même, a-t-il dit... Messieurs, quelqu'un de vous saurait-il m'indiquer où je puis trouver le jeune Roméo ?

Roméo. - Je puis vous l'indiquer : pourtant le jeune Roméo, quand vous l'aurez trouvé, sera plus vieux qu'au moment où vous vous êtes mise à le chercher Je suis le plus jeune de ce nom là, à défaut d'un pire.

La Nourrice. - Fort bien !

Mercutio. - C'est le pire qu'elle trouve fort bien ! bonne remarque, ma foi, fort sensée, fort sensée.

La Nourrice, à Roméo. - Si vous êtes Roméo, monsieur, je désire vous faire une courte confidence.

Benvolio. - Elle va le convier à quelque souper.

Mercutio. - Une maquerelle ! une maquerelle ! une maquerelle ! Taïaut !

Roméo, à Mercutio. - Quel gibier as-tu donc levé ?

Mercutio. - Ce n'est pas précisément un lièvre, mais une bête à poil, rance comme la venaison moisie d'un pâté de carême.

(Il chante.)

Un vieux lièvre faisandé,
Quoiqu'il ait le poil gris,
Est un fort bon plat de carême.
Mais un vieux lièvre faisandé
A trop longtemps duré,
S'il est moisi avant d'être fini.
Roméo, venez-vous chez votre père ? Nous y allons dîner.

Roméo. - Je vous suis.

Mercutio, saluant la nourrice en chantant. - Adieu, antique dame, adieu, madame, adieu, madame.

(Sortent Mercutio et Benvolio.).

La Nourrice. - Oui, Morbleu, adieu ! Dites-moi donc quel est cet impudent fripier qui a débité tant de vilenies ?

Roméo. - C'est un gentilhomme, nourrice, qui aime à s'entendre parler, et qui en dit plus en une minute qu'il ne pourrait en écouter en un mois.

La Nourrice. - S'il s'avise de rien dire contre moi, je le mettrai à la raison, fût-il vigoureux comme vingt freluquets de son espèce ; et si je ne le puis moi-même, j'en trouverai qui y parviendront. Le polisson ! le malotru ! Je ne suis pas une de ses drôlesses ; je ne suis pas une de ses femelles !

(À Pierre.) Et toi aussi, il faut que tu restes coi, et que tu permettes au premier croquant venu d'user de moi à sa guise !

Pierre. - Je n'ai vu personne user de vous à sa guise ; si je l'avais vu, ma lame aurait bien vite été dehors, je vous le garantis. Je suis aussi prompt qu'un autre à dégainer quand je vois occasion pour une bonne querelle, et que la loi est de mon côté.

La Nourrice. - Vive Dieu ! Je suis si vexée que j'en tremble de tous mes membres !... Le polisson ! le malotru !... De grâce, monsieur un mot ! Comme je vous l'ai dit, ma jeune maîtresse m'a chargée d'aller à votre recherche... Ce qu'elle m'a chargée de vous dire, je le garde pour moi... Mais d'abord laissez-moi vous déclarer que, si vous aviez l'intention, comme on dit, de la mener au paradis des fous, ce serait une façon d'agir très grossière, comme on dit : car la demoiselle est si jeune ! Si donc il vous arrivait de jouer double jeu avec elle, ce serait un vilain trait à faire à une demoiselle, et un procédé très mesquin.

Roméo. - Nourrice, recommande-moi à ta dame et maîtresse. Je te jure...

La Nourrice. - L'excellent coeur ! Oui, ma foi, je le lui dirai. Seigneur ! Seigneur ! Elle va être bien joyeuse.

Roméo. - Que lui diras-tu, nourrice ? Tu ne m'écoutes pas. La Nourrice. - Je lui dirai, monsieur, que vous jurez, ce qui, à mon avis, est une action toute gentilhommière.

Roméo. - Dis-lui de trouver quelque moyen d'aller à confesse cette après-midi ; c'est dans la cellule de frère Laurence qu'elle sera confessée et mariée. Voici pour ta peine. (Il lui offre sa bourse.)

La Nourrice. - Non vraiment, monsieur, pas un denier !

Roméo. - Allons ! il le faut, te dis-je.

La Nourrice, prenant la bourse. - Cette après-midi, monsieur ? Bon, elle sera là.

Roméo. - Et toi, bonne nourrice, tu attendras derrière le mur de l'abbaye. Avant une heure, mon valet ira te rejoindre et t'apportera une échelle de corde : ce sont les haubans par lesquels je dois, dans le mystère de la nuit, monter au hunier de mon bonheur
Adieu !... Recommande-moi à ta maîtresse.

La Nourrice. - Sur ce, que le Dieu du ciel te bénisse ! Écoutez, monsieur.

Roméo. - Qu'as-tu à me dire, ma chère nourrice ?

La Nourrice. - Votre valet est-il discret ? Vous connaissez sans doute le proverbe : Deux personnes, hormis une, peuvent garder un secret.

Roméo. - Rassure-toi : mon valet est éprouvé comme l'acier.

La Nourrice. - Bien, monsieur : ma maîtresse est bien la plus charmante dame... Seigneur ! Seigneur !... Quand elle n'était encore qu'un petit être babillard !... Oh ! il y a en ville un grand seigneur, un certain Pâris, qui voudrait bien tâter du morceau ; mais elle, la bonne âme, elle aimerait autant voir un crapaud, un vrai crapaud, que de le voir, lui. Je la fâche quelquefois quand je lui dis que Pâris est l'homme qui lui convient le mieux : ah ! je vous le garantis, quand je dis ça, elle devient aussi pâle que n'importe quel linge au monde... Romarin et Roméo commencent tous deux par la même lettre, n'est-ce pas ?

Roméo. - Oui, nourrice. L'un et l'autre commencent par un R. Après ?

La Nourrice. - Ah ! Vous dites ça d'un air moqueur. Un R, c'est bon pour le nom d'un chien, puisque c'est un grognement de chien... Je suis bien sûre que Roméo commence par une autre lettre... Allez, elle dit de si jolies sentences sur vous et sur le romarin,
que cela vous ferait du bien de les entendre.

Roméo. - Recommande-moi à ta maîtresse. (Il sort.)

La Nourrice. - Oui, mille fois !... Pierre !

Pierre. - Voilà !

La Nourrice. - En avant, et lestement. (Ils sortent.)

- C'est parfait !!! - s'écria Sidney Wilde en applaudissant, la pièce roulée en un tube coincée sous son bras - Bien! Comme nous avons commencé de bonne heure et qu'il me semble, presque, entendre vos ventres crier famine, je vous octroie une heure et demi de pause. Rendez-vous tout à l'heure et merci de ne pas être en retard...

Aussitôt dit, l'ensemble des comédiens s'ébroua et se dispersa rapidement, peut-être par crainte que le metteur en scène ne changeât d'avis. Troublée, Candy balaya le théâtre du regard à la recherche de Terry mais ne le trouva point. Elle avait encore du mal à se remettre de sa prestation. L'écouter se pâmer avec autant de réalisme et d'ardeur à propos d'une autre, fut-elle de fiction, lui fendait le cœur. La gorge serrée, elle se leva et s'apprêtait à se diriger vers les coulisses lorsqu'une main ferme se posa sur son épaule et la fit sursauter.

- Terry ??? - fit-elle, surprise, en tournant la tête vers le jeune homme - Je ne t'ai pas vu arriver !
- Moi, oui ! - répondit-il en la caressant de son sourire félin - Dès que tu as posé un pied dans l'enceinte, même sans te voir, je sentais ta présence. Puis je t'ai devinée derrière ce contrebassiste, et mon cœur a bondi de joie...
- Je ne voulais pas me faire remarquer. Je ne voulais pas te déranger pendant que tu jouais... - fit-elle, penaude.
- Oh, Candy, tu ne me dérangeras jamais, bien au contraire ! Ta présence ici m'encourage à jouer encore mieux que de coutume. Je veux tellement que tu sois fière de moi.
- Oh, Terry, dieu du ciel ! Je le suis, et je le serai toujours. Tu m'as éblouie, encore une fois, et je peux même t'avouer que... que j'en viens à détester cette Juliette que tu évoques avec tant d'enthousiasme...
- Ma parole, Candy, serais-tu jalouse ??? - fit-il en éclatant de rire.

Elle secoua la tête comme une enfant. De l'index, il l'obligea à relever le menton pour le regarder, puis posa tendrement sa main contre sa joue. D'une voix sourde, il balbutia :

- Voyons, Candy, n'as-tu toujours pas compris que Juliette, c'est toi ? Et que si je mets autant de cœur à l'ouvrage, si j'ai autant d'aisance et de facilité à prononcer ces vers d'amour, c'est qu'ils ne s'adressent qu'à toi, uniquement qu'à toi, et ce, depuis toujours...
- Terry... - murmura-t-elle, les yeux humides, en penchant un peu plus la tête contre la paume de sa main.

Mais ils n'eurent pas le temps de profiter de ce moment d'affection sereine, que l'intervention indiscrète d'un technicien interrompit. Ce dernier, occupé à tirer des câbles pour l'éclairage, ne semblait pas disposé à contourner le couple d'amoureux.

- Pardon... - fit-il agacé en les bousculant.

Terry se retourna vivement. Candy retint son souffle. Dans d'autres circonstances, il y eut fort à parier que l'insolent se serait pris un bon coup de savate, mais miraculeusement, Terry ne réagit pas, le bonheur lui ayant ôté tout esprit querelleur. Magnanime, il se contenta de hausser les épaules.

- Viens, allons nous chercher un endroit plus tranquille ! -dit-il en lui prenant la main. Ils quittèrent l'amphithéâtre, traversèrent la piazza bra, remontèrent la rue Giuseppe Mazzini pour aboutir sur la piazza delle erbe. Candy reconnut tout de suite la fontaine et leva des yeux interrogatifs vers Terry.

- J'avais envie de revenir ici... - confessa-t-il avec une moue espiègle. Elle hocha la tête. Il la prit par le bras et pivota vers le prolongement de la place en ajoutant - Tu sais, c'est si merveilleux pour moi d'être avec toi que.... que nos retrouvailles auraient pu tout aussi bien avoir eu lieu dans un terrain vague que je n'en aurais pas trouvé l'endroit moins magnifique...
- Par chance, le destin a préféré joindre l'utile à l'agréable... - pouffa Candy en se blottissant contre lui. Elle sentit qu'il riait lui aussi et elle sourit. La tête contre son épaule, elle posa à son tour un regard admiratif sur ce qui l'entourait. La veille, elle avait bien remarqué les fresques médiévales sur les murs des maisons et la beauté architecturale de certains bâtiments, mais avec Terry à ses côtés, tout brillait d'un nouvel éclat, comme si une lumière divine avait recouvert les lieux.

Ce n'était pas jour de marché, mais il n'y avait pas moins de touristes, qui, tout en flânant, cherchaient eux aussi à se sustenter. Le choix du jeune couple se porta sur un petit restaurant, sans grand apparat, mais dont une odeur appétissante en provenance de la cuisine embaumait toute la terrasse.

- Tu sais que je n'ai pas encore eu l'occasion de manger une pizza depuis mon arrivée ici ? - fit Candy alors que le serveur lui apportait une splendide "Margherita". Devant la taille du morceau, elle se dit qu'elle aurait dû commander celle qu'on proposait aux enfants qui avait déjà l'air imposante. Depuis qu'elle avait retrouvé Terry, elle n'avait plus vraiment d'appétit. D'habitude, c'était la tristesse qui faisait qu'on le perdait, mais concernant Candy, c'était bien l'amour qui le lui avait ôté. Elle n'avait faim que de Terry. Sa seule présence suffisait à la rassasier.
- J'avoue que tu m'étonnes, Candy. Ce n'est pas ton genre de passer à côté des bonnes choses... - fit-il sur un ton taquin en portant à sa bouche un morceau de "Regina".
- Détrompe-toi, j'ai découvert de nombreuses petites merveilles culinaires mais elles sont si nombreuses que je n'ai pas encore eu le temps de faire connaissance avec toutes. Je dois aussi te dire que... (Elle baissa les yeux en rougissant) ...je n'ai pas très faim en ce moment...

Le regard de Terry se troubla. Il posa sa fourchette et lui prit la main.

- Moi non plus... - murmura-t-il - Moi non plus et je suis très heureux d'éprouver cela...

Elle opina en rougissant de plus belle et accueillit avec un sourire de soulagement le serveur qui venait remplir leurs verres d'eau gazeuse. Cette petite diversion lui permit de retrouver sa contenance et elle demanda, feignant la contrariété :

- Tu ne m'as toujours rien dit ?...
- A propos de quoi ?
- Tu sais bien...

Terry fronça les sourcils d'incompréhension.

- Non, je ne vois pas. - répondit-il, dubitatif. En retour, elle posa ses coudes sur la table, et la tête en appui sur l'une de ses mains, enroula de l'autre une mèche de cheveux.
- Tu ne vois toujours pas ?

Terry recula contre sa chaise en gloussant. Il reposa sa serviette à côté de lui et dit, les yeux mi-clos de malice.

- Dieu que oui, je l'avais remarqué !... Je l'avais déjà remarqué à New-York, sur le bateau et j'avais trouvé... que cela t'allait divinement bien !...

C'est la première chose que j'ai vue, Candy... Tu étais sublime, avec ces mèches courtes qui flottaient autour de ton doux visage. J'avais toujours eu de la tendresse pour les rubans qui nouaient tes cheveux, mais cette fois, je te retrouvais femme, terriblement belle et séduisante, et j'ai pensé que... que l'adolescente que j'avais quittée dix ans auparavant n'existait peut-être plus, mais que la femme si désirable que j'avais sous les yeux, venait de me faire oublier toutes ces longues années perdues sans elle...

Puis, cette horrible pensée m'a traversée. Celle qui t'avait certainement poussée à agir de la sorte. Cette tristesse infinie qui devient insupportable à vivre et contre laquelle on doit lutter si l'on ne veut pas mourir. On tire un trait sur son passé, on tourne une nouvelle page, qui, bien souvent, s'accompagne d'un changement physique radical pour éviter que le miroir nous renvoie vers quelque chose auquel il est trop douloureux de penser. As-tu renoncé à moi, Candy, comme j'ai renoncé à toi ? Le jour où j'ai décidé de revenir dans le monde des vivants, le jour où j'ai accepté que je ne pourrais jamais vivre avec toi, j'ai coupé cette chevelure qui me rappelait trop Terrence Grandchester, ce fils d'aristo qui n'avait même pas eu le courage de te retenir. A mesure que le barbier coupait mes longues mèches, ne me laissant, à ma demande, que quelques centimètres sur le crâne, je découvrais une nouvelle personne qui me dévisageait avec une certaine curiosité mais sans aucune indulgence. Je n'aimais pas ce que je voyais, mais cela me laissait toute liberté pour devenir Terrence Graham, le comédien sans attache ni famille, et j'ai vécu avec celui-ci depuis... Avec le temps, mes cheveux ont repoussé mais j'ai toujours pris garde qu'ils ne soient pas trop longs... par protection.

Candy l'observait, silencieux, pensif, fixant la nappe, un voile de tristesse couvrant ses traits figés. Elle n'avait pas besoin de mots pour comprendre le bouleversement intérieur qui l'habitait. Elle devinait sans peine cette sensation de semi-délivrance qu'elle avait éprouvée quand elle aussi, elle avait fait le choix de couper ses cheveux, quelques temps après avoir appris qu'il était reparti vivre auprès de Suzanne. Malgré cela, les années passant, la mélancolie était peu à peu revenue, cette sensation de lourdeur dans tout son être avec laquelle elle avait appris à vivre, tout au moins à survivre... La gorge serrée, elle posa une main réconfortante sur la sienne. Il leva les yeux vers elle dans lesquels elle lut une profonde tristesse, qu'elle reconnaissait, pour l'avoir bien souvent côtoyée elle aussi.

- Cela te va très bien à toi aussi... - dit-elle péniblement, la voix étranglée par l'émotion.

En réponse, il lui serra très fort la main et lui adressa un sourire empreint de gratitude. Ils se regardèrent ainsi longuement, sans échanger un mot. Ils n'en avaient pas besoin. Ils se connaissaient trop bien, avaient traversé les mêmes épreuves. Il était décidément très douloureux d'être heureux...

Ce fut lui qui finalement mit un terme à cet éprouvant intermède en évoquant le sujet brûlant de Patty et plus précisément, de cet homme en blouse blanche qui semblait plus particulièrement attiré par les battements de son cœur que par sa courbe de température. Candy se mit à rire et lui expliqua la situation, non sans omettre son inquiétude vis-à-vis de la rapidité avec laquelle cette relation s'était nouée...

- Laisse-la donc vivre sa vie ! - fit-il quand elle eut achevé son récit - C'est une grande fille, elle n'a pas besoin d'un chaperon.
- C'est bien ce que je me force à penser mais je ne peux m'empêcher de trouver qu'ils vont vite en besogne. Ils ne se connaissent que depuis une semaine.
- Candy... Je suis tombé fou amoureux de toi dès notre première rencontre, sur ce bateau qui nous menait à Southampton. Si j'avais été plus âgé, je t'aurais enlevée sur place pour t'épouser dès que nous aurions eu atteint la terre ferme...
- Cela s'appelle "être irresponsable", mon jeune ami - ironisa-t-elle pour cacher son trouble.
- Non, cela s'appelle "être le plus chanceux des hommes"... - répondit-il en lui adressant un regard débordant de tendresse. Candy baissa les yeux en rougissant, son cœur battant à tout rompre. Ce fut le coup de cloche salvateur de la Torre dei Lamberti, de l'autre côté de la place, qui l'aida à se ressaisir.
- C'est une sacrée tour, dis-moi ! - fit Terry en se retournant pour mieux la regarder.
- En effet, elle est très haute ! Dans le livre sur Vérone que j'ai offert à Patty, il est indiqué qu'elle mesure plus de quatre-vingt mètres !
- Fichtre ! Au moins de là haut, on doit avoir une vue imprenable sur la ville !
- Cela doit être assurément magnifique !...

Le jeune homme se servit un dernier verre de San Pellegrino, puis sortit quelques billets de sa poche qu'il posa sur le coin de la table.

- Je crois qu'il est malheureusement temps pour moi de retourner aux arènes - fit-il sur un ton de dépit. Candy acquiesça en soupirant et tous deux quittèrent le restaurant en direction de l'amphithéâtre. Alors qu'ils approchaient de l'entrée principale, il réalisa qu'ils allaient devoir de nouveau se séparer pour quelques heures, et il sentit son estomac se tordre de contrariété.

- J'ai hâte que la représentation soit terminée !... - gémit-il alors qu'ils se trouvaient devant la porte.
- Et moi j'ai hâte de te voir sur scène ! - répondit-elle, les yeux brillant d'admiration.

Il porta une nouvelle fois la main à sa joue pour la caresser. Il ne se lassait pas du doux contact de sa peau contre la sienne.

- Ne te fais pas de souci pour les entrées. Je vais informer le directeur de votre présence et je demanderai à ce qu'on vous réserve les meilleures places.
- Ce n'est pas nécessaire, Terry. J'ai déjà des billets.
- Tssss, tsssss ! Ne te préoccupe pas de tout cela - murmura-t-il en posant un baiser furtif sur sa joue. Il aurait voulu la serrer contre lui mais il apercevait déjà des membres de la troupe venir dans sa direction et il n'avait pas envie de devenir leur nouveau sujet de conversation. Remarquant leur présence, Candy recula de quelques pas, et salua Terry d'un timide geste de la main.

- A ce soir, Terry ! Tu vas tous les éblouir, je le sais.

Un discret sourire se dessina sur le visage du jeune homme tandis qu'il opinait de la tête.

- A ce soir, Candy...

Puis il disparut, emporté par les autres membres de la troupe qui l'entrainèrent à l'intérieur. Ce n'était pas le moment de distraire leur meilleur élément !

Le cœur gros, Candy prit le chemin du retour vers le club. Elle allait retrouver Patty, puis elles rentreraient à la pension et elles s'occuperaient à trouver la tenue adéquate pour la soirée. Malgré tout ce qu'elles avaient emporté avec elles, Candy se surprit pour la première fois de sa vie, à ressentir cette angoisse commune à la plupart des femmes, celle qui risquait de la faire douter jusqu'au dernier moment :

Mais qu'allait-elle donc pouvoir mettre ????

*****************

Cela faisait plus d'une demi-heure qu'Alessandro Biazini faisait le pied de grue devant la pension Roberta. Les mains dans les poches de son élégant smoking, il n'avait de cesse d'aller et venir devant la maison en marmonnant dans sa barbe, pestant contre l'idée saugrenue qu'il avait eue de venir ici un peu en avance alors qu'à l'évidence, les femmes ne portaient aucun intérêt aux horaires, et prenaient manifestement un malin plaisir à être en retard ! Et en retard, ils allaient finir par l'être si elles n'accéléraient pas la cadence !

- Bon ! - maugréa-t-il en jetant un énième regard à sa montre - Si dans cinq minutes elles ne sont pas là, je klaxonne !

Il se regarda dans la vitre de sa voiture et réajusta son nœud papillon. Il trouvait qu'il avait l'allure d'un pingouin vêtu ainsi. Mais il fallait en passer par là pour assister à un spectacle aux arènes. Il était hautement recommandé d'être bien habillé si on ne voulait pas se faire désagréablement remarquer et rappeler à l'ordre à l'entrée. Tout à coup, il aperçut derrière son reflet, la porte de la pension s'ouvrir enfin. Il se retourna et dut s'adosser contre l'automobile pour ne pas perdre l'équilibre devant la vision éblouissante qui s'offrait à ses yeux émerveillés. Dans sa vie, il avait eu l'occasion de croiser de jolis brins de filles, mais les deux nymphes qui se tenaient debout devant lui l'amenaient à remettre en cause tout ce qu'il croyait connaître de la beauté féminine.

Ce fut Patty qui avança en premier vers lui, un sourire timide sur les lèvres. Il n'était manifestement pas insensible à sa nouvelle coiffure, une coupe à la garçonne, pour laquelle elle avait opté sur les conseils du coiffeur que lui avaient indiqué les filles du club. Cette coiffure dégageait parfaitement son visage et mettait en valeur ses grands yeux noisette. Comme il lui était impossible de se passer de lunettes sans lesquelles elle ne pouvait rien distinguer, elle avait chaussé une de ses plus jolies paires, en écaille teintée aux reflets de bois de rose, assortie à la couleur de sa robe. De la dentelle ciselée à la main habillait les montures, fines et légères comme une plume. Elle avait lu dans un magazine de mode qu'il fallait insister sur le maquillage des yeux quand on portait des lunettes pour qu'ils contrastent avec l'épaisseur des verres, et elle avait été agréablement étonnée par le résultat. Elle portait une ravissante robe tube en soie qui descendait jusqu'au dessus des chevilles. Des motifs japonisants, brodés à la main, se dispersaient sur le tissu chatoyant, dont la couleur rose se fondait en un subtil dégradé qui remontait vers les épaules pour s'achever en un blanc ivoire, qui rehaussait le teint laiteux de ses bras nus. De jolies boucles d'oreilles en nacre ainsi qu'un sautoir en perles noires de Polynésie complétaient la tenue et lui conféraient une élégance rare. Toutes ces heures passées à se faire belle pour lui n'avaient visiblement pas été inutiles...

- Patricia, vous... Vous êtes délicieuse... - bredouilla-t-il en prenant la main qu'elle lui tendait. Puis son regard se déplaça vers la jeune femme derrière elle, et il dut faire appel à tout son sang-froid de médecin militaire pour ne pas laisser transparaître le violent émoi que cette dernière, par sa seule présence, venait de provoquer en lui.

© Fanart de pinkureha https://www.instagram.com/pinkureha

Debout sur la première marche du perron, un peu à l'écart derrière Patty, elle explosait de beauté, irréelle, telle une apparition. Vêtue d'une robe longue à bretelles en soie rouge (le Rouge Patou en référence au nom de son créateur, Jean Patou) une robe dont la coupe près du corps, qu'elle avait fin et musclé, soulignait ses formes exquises, elle le regardait avec insouciance, sans réaliser le trouble qu'elle lui procurait. D'une main, elle réajusta le gilet de soie en forme de liseuse qui recouvrait ses épaules nues, et qui retombait sur les côtés de son décolleté en V, laissant subtilement deviner les rondeurs de sa poitrine. Candy ignorait que le couturier avait créé cette robe expressément pour elle, suite à la requête qu'Annie lui avait faite par courrier. Dans sa lettre, elle lui avait raconté une belle histoire d'amour, celle de Candy, et avait aussi évoqué ses très probables retrouvailles avec l'homme qu'elle aimait. Elle lui avait donc demandé d'imaginer une robe qui révèlerait la féminité et la beauté de son amie mais qui symboliserait aussi cet amour triomphant. Elle y avait inclus les mensurations de Candy, et avait précisé que quelqu'un passerait chercher la robe à son atelier au début du mois de juillet. Très touché par cette histoire, le couturier avait accepté la requête d'Annie et s'était attelé à la tâche afin que la robe soit prête quand la jeune américaine, pour laquelle elle était destinée, arriverait en France. Ainsi, ce fut Patty, qui, lors de leur court séjour à Paris, avait discrètement sollicité l'aide du concierge de l'hôtel où elles résidaient pour qu'il lui fasse parvenir ladite robe, qu'elle avait ensuite cachée dans ses bagages. Comme elle était enfermée dans une boite et enveloppée dans du papier de soie, Patty ne l'avait découverte qu'en même temps que Candy, alors qu'elle écartait avec fébrilité chaque feuille de papier. Et quand elle était apparue à leurs yeux éblouis, tel un rubis au creux de son écrin, la jeune brune s'était dit en souriant que le couturier avait, sans pourtant la connaître, parfaitement cerné la personnalité de Candy en lui offrant une robe flamboyante - qui rappelait son caractère passionné - et voluptueusement sensuelle, destinée à foudroyer l'être aimé.

- Tu ne trouves pas que c'est un peu... rouge ? - avait demandé Candy en s'observant dans le miroir. Patty s'était approchée d'elle et la tête par dessus son épaule, admirative devant le reflet de son amie, lui avait répondu :
- Non... Absolument pas... Elle te va merveilleusement bien...

Mais devant la moue dubitative de Candy, elle avait ajouté, tout en la coiffant d'un ravissant serre-tête en satin sur lequel était fixée une fleur noire en tissu et incrustée de pierreries :

- Tsssss, tsssss, tsssss ! Ce soir, Candy, c'est ton soir et c'est aussi celui de Terry. Dieu t'a donné la beauté de l'âme mais aussi la beauté du corps, ce qui, contrairement à ce que tu persistes à croire, est honnête et respectable , et je voudrais enfin, qu'une fois dans ta vie, tu veuilles bien honorer ce cadeau, ce privilège dont la nature t'a octroyé.
- C'est que... Je me sens mal à l'aise... Je ne me reconnais pas... Je ne reconnais pas cette personne en face de moi qui est si... si...
- Si jolie ?

Candy avait opiné en baissant les yeux. Le petit rire affectueux de Patty lui avait fait relever la tête.

- Ah Candy ! - s'était-elle écriée en la faisant pivoter vers elle - Vas-tu un jour accepter le fait que tu sois belle ? Oui, tu es belle !!! Et ce soir, tu vas faire vaciller bien des têtes sur ton passage - Tu portes assurément la robe appropriée pour cela - Il n'y a aucune honte à être comme tu es, d'autant plus quand tu destines cette perfection à celui que tu aimes ! Et je sais déjà la pensée qui va le traverser en te voyant : qu'il est le plus fortuné des hommes d'être aimé de toi, belle et généreuse, toute en harmonie du corps et du cœur. Allez, pour une fois, Candy, cesse de chercher à te justifier pour ce que tu es! Sois un peu frivole, légère ! Goûte, savoure pleinement les plaisirs que t'offre la vie. N'as-tu pas mérité cela après tout ce que tu as enduré ? Crois-moi, quand tu seras vieille et ridée comme une pomme, il sera un peu tard pour regretter tes jolis traits !

- Eh bien ! - avait répondu Candy en ricanant nerveusement, déconcertée par l'éloge dithyrambique de son amie - Tu sais trouver les mots pour convaincre même si je te trouve excessivement indulgente à mon égard...
- J'ai surtout un excellent sens de l'observation !
- N'oublie pas alors de me faire penser à te conduire chez l'ophtalmologiste quand nous serons de retour en Amérique - avait ironisé la jolie blonde en lui jetant un clin d'œil plein de malice.
- Si tu veux ! - avait renchéri la jeune O'Brien en lui tirant la langue - Mais avant cela, concentrons-nous plutôt sur cette soirée, qui, je te le rappelle, est très importante pour moi aussi !
- Dans ce cas, ma chère Patty, cessons nos bavardages et hâtons-nous ! L'heure tourne !

Patty avait acquiescé d'un vif mouvement de tête et s'en était retournée vers la pile de vêtements amoncelés sur leur lit, pour, après moult essayages, faire le choix de la splendide robe qui venait de faire chavirer son soupirant transalpin. A présent qu'elle se tenait devant lui, angoissée à l'idée de le décevoir, le regard admiratif qu'il lui renvoyait la tranquillisa. Bien qu'il ne soit pas indifférent à la beauté éclatante de Candy, il laissait le soin à d'autres de se consumer à sa lumière, comme cet anglais qu'il avait aperçu la veille, et qui semblait tout disposé à être réduit en cendres par un seul geste ou regard d'elle. Lui, le séducteur impénitent, avait vite compris que chercher à la conquérir revenait à relever un défi impossible pour lequel il n'avait ni l'inconscience, ni l'envergure. C'était comme vouloir s'aventurer sur un territoire habité des dieux, que sa qualité de simple mortel rendait infranchissable. Il préférait sans hésitation aucune, le calme et la douceur de la jolie brune qui le regardait en rougissant, aux flammes de la passion enragée que sa blonde amie aurait pu provoquer en lui.

Reprenant possession de ses moyens, il s'empressa d'ouvrir la portière de sa voiture et, d'un geste de la main, invita les deux demoiselles à s'asseoir sur la banquette arrière.

- Vous êtes si belles et si élégantes, mesdames, que je fais pâle figure à vos côtés. Je passerais presque pour votre chauffeur... - ironisa-t-il en s'installant dans le fauteuil conducteur.
- Un chauffeur en smoking, ce n'est pas commun je dois dire... - répondit Candy avec malice tandis que Patty gloussait, à demi-cachée derrière son éventail - Mais vous feriez presque illusion, il est vrai...

Le médecin poussa un grand soupir de désappointement et se retourna vers les deux passagères, avec un air faussement contrit.

- Puis-je malgré tout espérer votre indulgence à mon égard ?
- Rassurez-vous, Alessandro ! - intervint Patty qui ne savait plus trop s'il était sérieux ou s'il les taquinait - Nous vous acceptons volontiers comme chaperon ! Et permettez-moi aussi d'ajouter que... que le smoking vous va très bien !

Elle se réfugia de nouveau derrière son éventail, les joues s'empourprant de sa hardiesse qui confessait à demi-mot l'émoi qu'elle avait ressenti en le voyant. Le médecin en blouse blanche l'avait immédiatement séduite, mais le bel homme brun en costume sombre qui l'avait accueillie, l'avait définitivement conquise.

- Dans ce cas... - fit le chauffeur Biazini, avec un sourire ravi. Il adorait quand Patty se montrait audacieuse... - Je suis votre humble serviteur ! J'espère que vous ne m'en voudrez pas de vous transporter dans ce modeste carrosse. Ma Rolls est en réparation...
- Si cela peut vous mettre à l'aise, cher Alessandro - pouffa Candy en découvrant avec amusement un nouvel aspect de Casanova. "Un charmeur qui avait de l'humour ; Patty était définitivement fichue !" - J'ai circulé dans bien pire que cela...

Il ne savait pas qu'elle faisait référence aux carrioles sur lesquelles elle avait voyagé durant son retour en Amérique, après son départ de Saint-Paul. Ce périple mouvementé qu'elle avait courageusement entrepris pour retrouver Terry.Terry... Dans quelques minutes, elle serait auprès de lui ! Dans quelques minutes, le cœur gonflé de fierté et d'orgueil, elle le verrait sur scène, et elle comptait bien en apprécier chaque instant. Bouleversée par l'émotion qui la saisissait, elle tourna son joli visage vers la fenêtre et se mit à fixer d'un air distrait le paysage qui défilait sous ses yeux.

Quelques minutes plus tard, la Fiat 502 du médecin s'arrêta derrière une longue file d'automobiles qui attendaient leur tour devant l'esplanade des arènes. Pendant leur lente progression, on pouvait tout en patientant se divertir du ballet incessant des voituriers auxquels chacun confiait son véhicule pour le récupérer en fin de soirée, après le spectacle. L'un d'eux vint enfin se présenter à leur hauteur pour ouvrir la portière aux deux demoiselles.

- Mesdames, bienvenue au théâtre des arènes. Nous vous souhaitons une excellente soirée - fit-il en les saluant cérémonieusement, tout en évaluant du coin de l'œil leur grâce qu'il trouvait exquise. Avec un peu de chance, elles s'adresseraient à lui à leur retour, et il aurait une nouvelle opportunité de contempler leurs traits délicats, notamment ceux de cette magnifique blonde dont les yeux d'un vert magnétique ainsi que la bouche écarlate et sensuelle invitaient à l'imprudence.

Sans rien laisser paraître de son trouble, il remit un ticket en guise de reçu au conducteur. Ce dernier rangea dans la poche de sa veste de smoking, puis, brandissant ses billets de théâtre, il se tourna vers Patty et, muni de son plus charmant sourire, lui offrit son bras, qu'elle accepta d'un timide signe de tête, qui ne dissimulait en rien sa nervosité. Elle jeta discrètement un regard à son amie qui opina avec un sourire entendu, et se laissa guider sur le tapis rouge qui menait à l'entrée de l'amphithéâtre. Candy, deux pas derrière le couple, suivait la marche tout en posant des yeux émerveillés sur l'antique édifice éclairé par des lanternes qu'on avait suspendues sur chaque pilier des arcades. On avait drapé la grande porte de tentures de couleur pourpre qui retombaient pesamment sur le sol. Retenues de part et d'autre par une corde, elles laissaient entrevoir le couloir que la jeune femme avait emprunté dans la matinée. Fébrile, elle s'engagea dans le passage. Des employés du théâtre, en costume sombre et chemise blanche, les mains derrière le dos, attendaient les spectateurs de l'autre côté et les accueillaient d'un sourire aimable. Candy remarqua l'un d'eux écarquiller les yeux en l'apercevant et donner un discret coup de coude à son collègue, lequel ouvrit la bouche comme s'il allait gober une mouche. Embarrassée, elle baissa la tête et pressa le pas, serrant un peu plus fort la pochette de velours qu'elle tenait à la main. Dans sa hâte, elle ne remarqua pas le contrôleur et buta contre lui sans qu'il puisse l'éviter. Confuse, elle bredouilla de plates excuses et pour toute diversion, lui tendit son invitation, celle qu'on lui avait donnée au club de Juliette et sur laquelle elle s'était contentée d'ajouter son nom. L'homme, d'une cinquantaine d'années et au visage austère, examina le billet d'un air soupçonneux, puis soudain se redressa, ne pouvant réprimer un sursaut.

- Mademoiselle André, c'est un honneur de vous accueillir en ces lieux - fit-il en s'inclinant, d'une voix mielleuse - Monsieur Graham m'a informé de votre présence. Permettez-moi donc de vous conduire à votre place...
- C'est que... - répondit Candy en se retournant vers Patty et son compagnon.
- Bien entendu, vos amis sont priés de se joindre à vous... - ajouta-t-il en les invitant d'un geste de la main à le suivre.

Candy soupira de soulagement et emboita son pas sur celui de l'inconnu qui semblait pourtant bien informé à son égard. Il y avait déjà foule dans l'amphithéâtre capable d'accueillir plus de vingt mille personnes. La jeune femme frémit à cette pensée et se demanda si Terry ne serait pas trop impressionné par tous ces gens venus pour le voir. Intimidée, elle traversa, sans un regard autour d'elle, le vaste parterre qui fourmillait de monde, prenant soin de relever un pan de sa longue robe pour ne pas trébucher. Le contrôleur les amena jusqu'au carré d'or qui était un emplacement privilégié situé au plus près de la scène et qui offrait la meilleure visibilité. Terry ne s'était pas moqué d'elle ! Elle remonta deux rangées de sièges puis s'engagea dans la troisième et prit place dans un fauteuil, à côté d'un homme très élégant aux tempes grisonnantes, qui était occupé à lire le programme. Bien plus tard, elle apprendrait qu'il était le sympathique banquier qui hébergeait gracieusement Terry, et que ce dernier avait invité pour le remercier. Comme le voulait la coutume, chaque spectateur avait allumé une bougie ce qui donnait l'impression étrange que des milliers d'astres lumineux étaient venus se poser au pied des gradins de marbre rose. Les éclats de voix mêlés aux murmures résonnaient dans l'enceinte en un écho qui vibrait dans l'air, une cacophonie tumultueuse et ardente d'où exhalait un climat de ferveur solennelle. Elle leva la tête et aperçut les étoiles qui apparaissaient peu à peu dans le ciel rougeoyant dénué de nuages de cette paisible soirée d'été, et soupira d'aise.

Normalement, elle aurait dû être assise sur les gradins qui gravitaient par centaines tout autour. D'un prix plus accessible car plus éloignées de la scène, ces zones n'en conservaient pas moins une acoustique extraordinaire. Les personnes qui étaient assises là, apportaient ou louaient un petit coussin, objet indispensable pour soulager leur postérieur de la dureté de la pierre. Candy savait que ses copines du club se trouvaient dans l'assistance, mais il y avait tellement de monde, que malgré tous ses efforts, elle n'était pas parvenue à les apercevoir.

En contre-bas, dans la fosse, les musiciens de l'orchestre étaient déjà installés et attendaient l'arrivée de leur maître. Soudain, le chef d'orchestre apparut devant son pupitre, salua le public et ses musiciens, et, d'un geste magistral, leva sa baguette. Frissonnante, Candy adressa un regard ému à Patty assise à côté d'elle, laquelle lui prit la main en souriant avec bienveillance. Le silence s'installa rapidement et les premières notes de la musique d'Hector Berlioz retentirent. Rien n'avait encore bougé sur la scène, puis tout à coup, le rideau se leva sur un décor moyenâgeux, représentant une place publique. Le cœur de Candy bondit dans sa poitrine. Deux jeunes hommes de la maison des Capulet se tenaient sur la scène, rejoints quelques minutes plus tard par un duo de la maison Montaigu. La respiration de la jeune femme s'accéléra. Elle connaissait la pièce par cœur. Elle savait que Roméo allait, dans quelques secondes, faire son apparition. Enfin ! Il fut là, dans toute sa prestance, irrésistible dans son pourpoint bleu marine à col haut bordé d'un liseré plus clair, et percé de deux manches bouffantes d'un bleu grisé, resserrées au coude. Une ceinture de cuir lui serrait la taille et des collants de couleur identique à celle du pourpoint, recouvraient ses jambes, chaussées de souliers à bout large en cuir noir. Il portait une toque de couleur sombre sur la tête qui lui donnait des allures de page, mais dès qu'il ouvrit la bouche et que sa voix résonna dans l'enceinte, toute la noblesse de ses origines frappa l'assistance, et des murmures d'admiration coururent dans l'auditoire. Il n'était qu'à quelques mètres d'elle, une vingtaine tout au plus, et elle pouvait sans aucune difficulté distinguer les traits réguliers de son magnifique visage qu'elle contemplait amoureusement. Elle regarda un peu autour d'elle et remarqua qu'elle n'était pas la seule à lui vouer une telle adoration. Des cous de jeunes femmes s'étiraient dans sa direction, des yeux s'écarquillaient suivis d'échanges de points de vue explicites. Une pointe de jalousie mêlée d'orgueil s'empara d'elle. D'un côté, elle se réjouissait du succès de Terry mais de l'autre, elle ne supportait pas l'attirance qu'il exerçait sur les femmes, de tout âge d'ailleurs, et qui le dévoraient des yeux sans aucune retenue.

Ce fut alors, tandis qu'il récitait son texte, qu'elle le surprit à jeter un coup d'œil furtif vers le carré d'or. Son cœur s'emballa puis s'arrêta tout net, coupé dans son élan par ses yeux clairs, pénétrants, qui venaient de trouver les siens. Elle perçut l'ombre furtive d'un sourire se dessiner sur ses lèvres et elle hoqueta, terrassée par l'émotion. Quand elle rouvrit les yeux, il ne la regardait plus. Il était redevenu Roméo, ce cœur d'artichaut follement épris d'une certaine Rosaline qu'il allait remplacer sans autre forme de procès, quelques scènes plus tard, par une autre, prénommée Juliette. Déconcertée, elle se pinça la cuisse pour vérifier qu'elle n'avait pas rêvé, puis, rassurée, reprit le cours de la pièce, les yeux fixés sur Terry, qui évoluait sur la scène avec une aisance et une grâce envoutante.

Arriva le moment tant attendu du bal où Roméo rencontrait Juliette. Une grimace de contrariété se dessina sur le visage de la jeune américaine quand elle le vit prendre l'héroïne dans ses bras et déposer un baiser sur ses lèvres. C'était certes un baiser de théâtre entre deux comédiens, un baiser chaste, mais cela restait néanmoins un baiser ! Les lèvres de Terry étaient allées à la rencontre des lèvres d'une autre femme et cette évocation suffisait à la déstabiliser. Combien de femmes avait-il donc embrassé dans sa carrière, et... Combien d'autres en dehors ??? Il fallait vraiment qu'elle se ressaisisse ! Il ne faisait que son travail après tout... Mais quand vint le moment du mariage du jeune couple et celui de leur nuit de noces, elle dut bien se rendre à l'évidence qu'assister à la représentation de Roméo et Juliette n'était peut-être pas ce qu'il y avait de plus approprié pour son cœur encore fragilisé... Il était vrai que leurs toutes fraîches retrouvailles ne leur avaient pas permis d'instaurer une relation sereine, laquelle, bien que tendre et complice, souffrait d'une certaine réserve, d'une pudeur qu'ils devraient apprivoiser. Tout cela se traduisait chez elle par le doute et l'angoisse de le perdre. Et cette Juliette, bien trop jolie pour être honnête, ne faisait rien pour la rassurer !

Elle essaya de se calmer et se mit à respirer plus lentement. La nuit était tombée, l'air s'était rafraîchi. Tout là haut, le ciel obscur constellé d'étoiles rivalisait avec le spectacle féérique des illuminations des arènes. Toute à sa contemplation, les vieux souvenirs longtemps enfouis refirent peu à peu surface dans son esprit : sa rencontre avec le bel mais arrogant aristocrate sur le bateau qui la conduisait en Angleterre, puis leurs chassés-croisés à Saint-Paul, le festival de Mai, les vacances en Ecosse, leur premier baiser... Puis le piège d'Elisa qui les avait séparés, son départ pour l'Amérique, leurs retrouvailles à New-York et leur funeste conclusion qui avait résulté sur une existence uniforme et monotone, une existence qui avait perdu tout goût et toute envie sans lui... La gorge serrée, elle rouvrit les yeux. Roméo se trouvait à présent dans le caveau des Capulet, tenant dans ses bras Juliette inanimée. Combien de temps s'était-il écoulé ??? Perdue dans ses pensées, elle n'avait pas vu le temps passer. Elle se sentit aussitôt envahie d'un sentiment de culpabilité qu'elle chassa immédiatement, trop absorbée qu'elle était par la scène mythique qui se déroulait devant elle et qu'elle redoutait.

Roméo : Ah ! Chère Juliette, pourquoi es-tu si belle encore ? Dois-je croire que le spectre de la Mort est amoureux et que l'affreux monstre décharné te garde ici dans les ténèbres pour te posséder ?... Horreur ! Je veux rester près de toi, et ne plus sortir de ce sinistre palais de la nuit ; ici, ici, je veux rester avec ta chambrière, la vermine ! Oh ! C'est ici que je veux fixer mon éternelle demeure et soustraire au joug des étoiles ennemies cette chair lasse du monde...
(Tenant le corps embrassé.) Un dernier regard, mes yeux ! Bras, une dernière étreinte ! Et vous, lèvres, vous, portes de l'haleine, scellez par un baiser légitime un pacte indéfini avec le sépulcre accapareur !
(Saisissant la fiole.) Viens, amer conducteur, viens, âcre guide. Pilote désespéré, vite ! Lance sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente ! À ma bien-aimée ! (Il boit le poison.) Oh ! L'apothicaire ne m'a pas trompé : ses drogues sont actives... Je meurs ainsi... sur un baiser ! (Il expire en embrassant Juliette.)

Les yeux remplis de larmes, Candy observait Terry, gisant sur le corps de Juliette. Cette dernière se réveillait, puis découvrant l'horreur, se saisissait d'un poignard pour s'en transpercer le cœur et rejoindre dans la mort son Roméo.Roméo... Terry... Un sentiment profond de tristesse et de colère la submergea. Le personnage de fiction se mêlait trop aisément à la réalité, à leur réalité... Elle secoua la tête, impatiente de se débarrasser de cette impression de malaise qui l'habitait et qui disparaitrait dès que le rideau tomberait. Enfin, arriva le dénouement. Le Prince Escalus quitta la scène, emmenant avec lui les représentants Capulet et Montaigu. Les lumières s'éteignirent et ledit rideau se referma sur le théâtre. Aussitôt, dans un élan commun, les spectateurs se mirent debout et des applaudissements frénétiques accompagnés de sifflets admiratifs explosèrent de toutes parts. Un grondement assourdissant d'acclamations remonta des gradins et se déploya par vagues dans tout l'hémicycle. Emportés par l'euphorie, les gens tapaient des pieds à en faire trembler le sol pour réclamer le retour des comédiens. Enfin, les lumières se rallumèrent, le rideau se rouvrit et l'ensemble de la troupe apparut sur la scène, main dans la main. Terry se tenait au milieu du groupe en compagnie de la jeune et jolie actrice qui interprétait Juliette, saluant l'assistance et répondant à ses hourras par des gestes amicaux. Des larmes de joie et de fierté coulaient à grands flots sur les joues de Candy. Emportée par son enthousiasme, elle se laissa aller à placer deux doigts dans sa bouche pour accompagner les sifflets d'admiration qui fusaient autour d'elle. Hilare, la tête de Terry bascula en arrière. Comme il l'aimait quand elle retrouvait ses mauvaises manières !

Les bouquets de fleurs s'amoncelaient par dizaines à leurs pieds. Terry se pencha pour en ramasser un, puis, au moment de se relever, dirigea son regard vers Candy, et le frémissement qu'elle lut sur son visage l'apaisa définitivement. Il n'y avait plus de doute. Il l'aimait, d'un amour pur et sans équivoque. Toute cela c'était pour elle, uniquement pour elle. C'était cela qu'il avait toujours souhaité partager avec elle. Et à présent que c'était possible, il se sentait le plus comblé des hommes.

"T'en offrir des millions d'autres..." - résonnait l'écho de cette phrase qu'elle avait lue la veille. Discrètement, elle embrassa sa main et souffla un baiser dans sa direction. Il ferma les yeux et les rouvrit à demi comme s'il venait d'être touché par une flamme céleste venue réchauffer son âme.

C'est à ce moment là que Sidney Wilde intervint sur scène pour présenter ses comédiens. Désireux de faire durer l'allégresse ambiante, il débuta par le rôle le moins important pour finir par le rôle principal, celui de Roméo. Au moment de prononcer le nom de Terry, il prit une pause de quelques secondes, sourire en coin, puis bombant le torse, il s'écria fièrement :

- Et dans le rôle de Roméo, Terrence Graham de Broadway !!!

Les applaudissements redoublèrent d'intensité sous le regard émerveillé du talentueux comédien. Il était habitué au succès aux Etats-Unis, mais découvrir qu'il pouvait impressionner un auditoire étranger, dans un lieu aussi empreint d'histoire que les Arènes de Vérone, le laissait pantois, sans réaction. Abasourdi par l'accueil triomphal qu'on lui réservait, il ferma les yeux à l'écoute des clameurs et des cris qui lui emplissaient le cœur et l'âme. Au troisième rappel, malgré les hurlements d'ovation qui n'avaient toujours point perdu en force ni en enthousiasme, le rideau se referma définitivement. Les acclamations cédèrent le pas aux murmures, et l'enceinte commença à se vider. Candy, frissonnante, émergeant du climat de transe général qui s'était emparé de l'assistance, se tourna, hésitante, vers Patty qui, remarquant sa confusion, lui demanda :

- Ça va ?
- Je crois... - répondit-elle en déglutissant avec peine. Un sourire moqueur s'esquissa sur le visage de la jeune brune.
- Il va falloir t'y faire, ma pauvre Candy ! Tel est le sort réservé aux compagnes de célébrités !
- Je ne sais pas si je pourrai tenir le coup. C'est si fort, si intense, si...
- Dans ce cas, tu aurais dû t'amouracher d'un prof de latin-grec ou de mon voisin, le collectionneur de timbres. Cela aurait été plus rassurant mais certainement bien moins palpitant !
- Ne te moque pas de moi...
- Je ne me le permettrais jamais ! - fit-elle en redoublant d'ironie - Mais... Honnêtement... N'es-tu pas transportée de joie d'un tel engouement populaire ? Ne méritait-il pas cela pour le plaisir qu'il nous a tous procuré pendant deux heures ?
- Bien entendu !!! Seulement... (Elle prit un air contrit de petite fille) Je me rends compte qu'il n'est plus vraiment à moi dans ces moments là...
- Et il ne le sera jamais ! C'est un artiste ! Mais n'oublie pas que celui qui a capturé ton cœur n'est pas ce Terrence Graham qui a fait s'évanouir la majeure partie des spectatrices ce soir, c'est cet insupportable et arrogant aristocrate anglais de Saint-Paul, c'est Terrence Grandchester, Terry, et celui-là, crois-moi, il est bien à toi !
- Tu ne l'aimes pas trop on dirait... - fit Candy d'un ton soupçonneux, le regard de biais.
- Détrompe-toi, j'ai beaucoup d'affection pour lui. Mais la prochaine fois qu'il m'appelle "têtard-à-lunettes", je lui brise les doigts !!!

Candy sursauta sur son fauteuil.

- Comment ??? Il te surnomme encore comme cela ???
- Oui... - répondit Patty avec un air pincé.
- Crois-moi, il n'est pas prêt de recommencer ! Tu vas voir ! Rooooooh! Ce qu'il peut être énervant parfois !!!

Patty leva les yeux au ciel en signe d'approbation et Candy étouffa un rire.

Le carré d'or était à présent presque vide. Les trois jeunes gens décidèrent de quitter à leur tour l'amphithéâtre. Candy voulait néanmoins essayer de revoir Terry et se demandait comment elle allait pouvoir procéder. Peut-être que le contrôleur allait pouvoir l'aider. C'est à ce moment là qu'une personne du théâtre se dirigea vers elle.

- Mademoiselle André, monsieur Graham souhaiterait que vous le rejoigniez dans sa loge. Voulez-vous bien me suivre ?

Candy acquiesça en rougissant tout en adressant un regard interrogateur à Patty.

- Ne te fais pas de souci pour moi. Alessandro me ramènera.

Le jeune chirugien, qui se tenait derrière elle, opina frénétiquement de la tête.

- Bonne soirée Candy ! - ajouta-t-elle avec un clin d'œil complice.

La jeune blonde ébaucha un sourire crispé en réponse aux propos allusifs de son amie, puis tourna les talons, et guidée par l'employé du théâtre, s'engagea dans une allée qui disparaissait derrière la scène. A quelques mètres de là, assis sur une des dernières places encore occupées du carré d'or, un vieil homme aux cheveux blancs, les mains appuyées sur sa cane ouvragée d'aristocrate vénitien, la regardait, pensif, s'éloigner. Les yeux mi-clos, un petit rire de contentement secoua son vieux corps rabougri, et il tourna la tête vers un homme un peu plus jeune à côté de lui, dont la complicité avec lui ne faisait aucun doute.

- Je crois, Roberto, que notre tâche est bel et bien terminée...
- Je le crois en effet, monsieur...
- Il ne nous reste plus qu'à laisser s'envoler ces deux oisillons...
- Cela me semble être un envol prometteur, monsieur...

Le comte Contarini étouffa un rire devant la remarque suggestive de son domestique.

- Prometteur est bien le mot qui convient, mon ami. Il serait d'ailleurs judicieux que nous nous rendions chez le tailleur pour un nouveau costume. Il est fort à parier que nos soyons très prochainement invités à des noces....


Fin du chapitre 12

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