Chapitre 9

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Attablé à la terrasse de son grand et confortable appartement qui surplombait la cour de l'Arsenal de Venise, Le général Guerini terminait sans grande hâte son petit-déjeuner. Il était d'humeur joyeuse. Sa femme et leurs deux derniers enfants étaient partis la veille dans la famille maternelle, et il se réjouissait des deux semaines de tranquillité qui s'offraient à lui. Il avait beau porter les galons, son autorité cessait malheureusement de s'exercer dès qu'il passait le seuil de chez lui où officiait alors, avec force poigne, celle qui avait été jadis si douce et si jolie, son épouse bien-aimée. Quand il l'avait rencontrée, vingt ans auparavant, il n'avait fait que peu de cas de son humeur acariâtre, de ses crises d'hystérie dès qu'on la contrariait, tant il avait été ébloui par sa beauté : sa longue chevelure de jais qui descendait en cascade dans son dos, ses grand yeux noirs qui lui avaient transpercé le cœur, cette bouche aux lèvres rouges comme cerise qui lui souriait. Mais à présent que le temps avait passé, que sa taille s'était alourdie tout autant que son mauvais caractère, que ses traits ravissants avaient fait place à des rictus grimaçants, il en venait à regretter que la grande guerre soit terminée et qu'il n'ait plus à repartir sur le front. On y avait combattu avec rage mais au moins là-bas, il avait eu la paix !

Savourant cet instant de quiétude, il sirotait sa tasse de café en chantonnant. C'était une belle matinée de juillet, le programme de la journée s'annonçait calme, et avec un peu de chance, il pourrait peut-être s'éclipser quelques heures pour aller à la pêche, dans une petite crique que peu de monde connaissait, de l'autre côté de la lagune. Il plissa les yeux de contentement à cette perspective et avala sa dernière gorgée de café. Il était en train de reposer sa tasse sur la soucoupe quand un officier vint lui faire part qu'un certain comte Contarini souhaitait le rencontrer et qu'il faisait le pied de grue devant la porte terrestre (1) du bâtiment.

- Cet homme n'a que trop tenu compagnie aux lions (2) ! Dépêchez-vous de le faire venir ici ! C'est un ami. - fit le général en repoussant sa chaise.

Cela faisait bien des années qu'il n'avait pas revu ce dernier. Ils s'étaient connus lors parties de bridge, ce qui lui remémora quelques défaites cinglantes qu'il lui avait fait subir. Le comte était un excellent compagnon de jeux... du moment où il ne perdait pas, ce qui entrainait parfois des disputes mémorables entre les joueurs. Avec le temps et les occupations de chacun, ces rencontres nocturnes s'étaient espacées et ils s'étaient perdus de vue. Le général était donc très curieux de savoir la raison de cette visite inattendue, mais il n'eut pas le temps de lui poser la question car pas plus tôt entré dans l'appartement, son visiteur s'écria en l'apercevant :

- Alfonso !!! J'ai grand besoin de ton aide !!!


(1) La porte terrestre de l'arsenal de Venise (en vénitien : porta da tera) , représente l'accès par voie piétonne au complexe militaro-industriel de l'arsenal.
(2) Les lions de l'Arsenal, sont des statues de la Grèce antique, rapportées lors de butin de guerre au XVIIème siècle, et qui sont situées de par et d'autre de la porte.

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Albert regarda l'heure à son réveil et n'en crut pas ses yeux. Deux heures du matin ! Qui donc le tirait de son sommeil à cette heure ????

- Je suis désolé, monsieur ! - fit son majordome, très embarrassé - Mais cet homme insiste pour vous faire part de cette information en personne !
- Faites-le patienter, Oscar. Je descends tout de suite ! - dit Albert, agacé, en allant revêtir une robe de chambre. Qu'y avait-il donc de si urgent pour qu'on le sorte du lit en pleine nuit ???

Sa surprise fut d'autant plus grande quand il réalisa que c'était un militaire qui l'attendait devant l'entrée de sa maison. Ce dernier salua Albert tout en ôtant sa casquette de la Navy.

- Officier Wilson Smith de la Naval Station Great Lake, monsieur. Pardonnez-moi cette intrusion, mais j'ai pour ordre de vous faire part d'un message urgent en provenance d'Italie...
- D'Italie ? - demanda Albert en regardant le bout de papier qu'il lui tendait. C'était un télégramme.

« A l'attention de Monsieur William Albert André,

Lettres à JulietteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant