Chapitre 8

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Debout devant la fenêtre de sa chambre, les bras croisés dans le dos, le comte Contarini regardait d'un œil distrait le ciel qui s'éclaircissait peu à peu de couleurs pastel. Il n'avait pas fermé l'œil de la nuit, et, fatigué de tourner et retourner dans son lit, il avait fini par se lever en attendant le réveil des autres occupants. A plusieurs reprises, il avait été tenté d'aller dans la chambre de Terry pour le bousculer, l'admonester vertement, car ce dont il avait été témoin la veille l'avait révulsé. Mais à chaque fois, il s'était retenu de le faire, comprenant que le jeune homme avait beaucoup plus besoin de soutien que de réprimande. Il serait assez tôt pour évoquer cet incident avec lui et tenter de lui donner un sens. La scène, effrayante, lui revenait perpétuellement à l'esprit, accompagnée d'un frisson d'horreur à la seule pensée qu'il aurait pu arriver une seconde trop tard et n'avoir pu le secourir.

- Quelle folie lui est passée par la tête ? – se demandait-il en soupirant tristement. Il se doutait bien que cela concernait la jeune femme dont Terry lui avait parlée et qui exaltait sa voix dès qu'il l'évoquait. Mais il n'imaginait pas que cela l'entraînerait vers une action irréversible. Pourtant, il avait commencé à s'inquiéter quand, dans l'après-midi, son majordome et bras droit Roberto qu'il avait lancé à la recherche de Candy, était revenu en lui faisant part de certaines difficultés : cette demoiselle André était introuvable mais une rumeur confuse sur sa présence en ville bruissait et enflait peu à peu. Il n'y avait qu'un petit ennui ; elle ne serait pas seule, et même pire, elle serait mariée !... Le comte s'était empressé d'appeler une de ses connaissances surnommée « la gazette de Venise », une véritable commère mais qui restait la meilleure source d'informations sur les derniers potins du gotha. Cette dernière lui avait confié qu'un journaliste l'avait contactée dans la matinée pour lui demander confirmation sur cette nouvelle qu'il tenait de son rédacteur en chef à New-York. La famille André était peu connue en Europe, et encore moins, le sieur Capwell, mais le fait qu'un journaliste américain s'intéressât à ce couple avait eu valeur de preuve incontestable, si bien que la rumeur s'était propagée tout doucement, mais sûrement, dans les salons vénitiens. Il en fallait peu pour divertir tout ce beau monde très friand de ragots, même les plus anodins... Poursuivant son enquête, toujours secondé de son fidèle Roberto, le comte s'était rendu à l'hôtel Baglioni. Le réceptionniste s'était mis à trembler dès que le comte lui avait expliqué la raison de sa visite, et avait reculé d'un pas, craignant d'être agressé une nouvelle fois. Mis en confiance, il avait fini par raconter ce qui s'était passé plus tôt, lui décrivant la réaction impulsive de ce visiteur anglais qui l'avait passablement terrorisé. Mais ce qui avait alarmé le Comte avait été d'apprendre que Terry était ensuite reparti la mine sombre, sans un mot.

Saperlipopette !!! Pourquoi n'avait-il pas attendu la demoiselle pour la mettre face à ses contradictions ? Au même âge, j'aurais été capable de tout casser devant une telle trahison !...

Puis, il avait réalisé qu'un choc émotionnel très violent pouvait vous terrasser et vous laisser sans réaction, dévasté, comme tué sur place... On perdait toute raison, plus rien n'avait de sens ni d'intérêt, pas même sa propre vie... Il avait connu ce chagrin terrible une fois, et heureusement que son meilleur ami Richard se trouvait à ses côtés ce jour là car au fond de lui même, il savait que ce qui lui avait traversé l'esprit sur le moment méritait qu'on s'en inquiétât... Ici, le jeune Grandchester n'avait malheureusement pas d'ami à qui confier sa détresse. Il était à la merci d'un acte désespéré qui pouvait s'emparer de lui à tout moment. Il fallait le rattraper au plus vite !

Le comte et son majordome avaient alors pris la décision de se séparer pour augmenter leur chance de le retrouver plus rapidement mais c'était sans compter l'écheveau de ruelles et de canaux qu'il fallait parcourir ! Il pouvait être partout ! A la tombée de la nuit, bredouilles et déçus, ils s'étaient rejoints sur la place Saint-Marc. Epuisé par ces longues heures de marche, le comte avait ressenti le besoin de s'assoir à la terrasse d'un café afin de reprendre son souffle quelques minutes. Par un heureux hasard, il avait choisi le Caffé Florian. Tandis que le serveur lui demandait s'il désirait quelque chose à boire, le vieil homme, sans trop y croire, car c'était peut-être la centième fois qu'il posait la même question, lui avait demandé s'il n'avait pas vu une personne, un anglais, qu'il recherchait. A la description du jeune homme, le garçon de café avait écarquillé les yeux et opiné frénétiquement de la tête.

- Vous venez juste de le manquer ! Il était encore là il y a cinq minutes !
- Vous savez dans quelle direction il s'en est allé ???
- De ce côté, vers le Campanile ! Vous devriez vous presser. Il n'a pas l'air très en forme !...

Le comte s'était levé d'un bond et avait couru vers la haute tour de briques, aussi vite que ses pauvres jambes le lui permettaient. Parvenu à destination, Roberto, plus jeune et en meilleure forme, s'était proposé de monter les marches jusqu'au sommet. Si Terry s'y trouvait, il ne pourrait pas l'éviter. Le cœur battant, le comte avait attendu au pied de la tour, avec l'angoisse oppressante de voir soudain le corps de son jeune protégé tomber et s'écraser au sol. Chassant cette idée lugubre de la tête, il s'était mis à regarder autour de lui, essayant dans l'obscurité grandissante d'apercevoir un visage qui lui serait familier. Mais celui de Terry n'en faisait pas partie. Un courant d'air frais en provenance du canal qui longeait le Palais des Doges avait commencé à le frigorifier, et pour se réchauffer, il s'était mis à piétiner sur place, les mains bien enfoncées dans les poches de sa veste. Son regard s'était alors arrêté sur la rue sombre derrière lui qui s'enfonçait vers le canal. C'est là qu'il avait ressenti cette impression étrange que quelque chose de tragique était en train de se dérouler dans cette direction. Il s'en était approché, cherchant à discerner parmi les silhouettes noires des gondoles, une forme humaine qu'il reconnaîtrait. Ce fichu courant d'air se montrait plus agressif dans ce coin et il serait bien reparti se mettre à l'abri s'il n'avait pas été intrigué par une ombre qui se mouvait lentement vers le bord du canal. Il avait fait quelques pas vers elle et c'est là qu'il avait reconnu son jeune protégé dont le corps, penché vers l'avant, menaçait de tomber dans l'eau sombre. Il avait compris à cet instant ce que ce dernier se préparait à faire et rassemblant toutes ses forces, il avait tendu, avec un cri de rage, un bras vigoureux vers lui tandis qu'il basculait. Cela s'était passé si vite ! Dans l'action, le comte avait fermé les yeux et les avaient tenus serrés très fort, attendant avec force crainte le bruit d'un corps à la rencontre de l'eau. Mais il n'avait rien entendu de cela, si ce n'est la voix tourmentée de Terry. Quand il avait rouvert les yeux, le vieil homme avait aperçu ses doigts tordus par l'âge toujours agrippés au col de la veste de son protégé. Il l'avait finalement lâché en tremblant. A sa vue, les yeux humides de Terry avaient brillé d'étonnement et quand il s'était jeté dans ses bras, sanglotant comme un enfant, le vieil aristocrate avait senti le poison de l'impuissance envahir son cœur, maudissant le sort qui s'acharnait sur les hommes de la famille Grandchester...

Mais à présent que la nuit était passée sur ce triste évènement, de nombreuses questions l'assaillaient : qui était donc ce Capwell, ce richissime homme d'affaires américain que personne ne connaissait ? Pourquoi la famille André avait-elle encouragé Terry à venir jusqu'à Venise tout en lui cachant la vérité ? Pourquoi n'avait-on pas entendu parler de ce mariage plus tôt ? Tout ceci paraissait très confus au comte et cela exigeait des réponses. On ne pouvait pas se contenter de rumeurs propagées par un journal à scandales. Il fallait creuser plus profondément et remonter à la source, à savoir : retrouver le journaliste, et surtout entrer en contact avec la famille André. Si cette demoiselle était vraiment mariée, sa famille était la mieux placée pour le lui confirmer ! Il fallait aussi rassurer son hôte qui avait si peu confiance en lui qu'il était capable de croire la moindre sottise. Il voulait que le doute s'insinuât en lui. Prosper Mérimée, un grand écrivain français du siècle dernier avait pour devise « Souviens-toi de te méfier », devise qu'il avait empruntée au poète et philosophe grec Epicharme, et qu'il avait fait graver à l'intérieur d'une bague. Dans le cas présent, elle prenait tout son sens. Il était sain intellectuellement et moralement de savoir dire non, de douter de tout et de ne pas se laisser aveugler par ce qui semblait être une évidence. Le diable verse sur toute chose une goutte d'absinthe, et ce diable-ci, aux anglaises cuivrées et au parfum poivré, était parvenu à enivrer son jugement, à lui ôter toute clairvoyance en s'appuyant sur sa faiblesse : la conviction intime qu'il ne méritait pas d'être aimé, encore moins d'une personne aussi merveilleuse que Candy...

Résolu à agir au plus vite, le comte se dit qu'il était temps de réveiller et de remuer le jeune idiot qui dormait dans la chambre à l'autre bout du couloir. L'heure était venue de lui ôter ses idées sombres et de lui redonner espoir, car aussi infime soit-il, il y en avait toujours un, et il allait le lui prouver.

C'est à ce moment là qu'il sursauta, surpris par des coups énergiques contre sa porte, laquelle s'ouvrit tout en grand sur son majordome essoufflé et visiblement affolé.

- Mons... Monsieur Grandchester, monsieur !
- Et bien, mon ami ?
- Il... Il est parti !!!

Lettres à JulietteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant