Chapitre 4

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Assis dans la véranda de sa luxueuse demeure de Chicago, William Albert André reposa sa tasse de café sur la table nappée de blanc où l'attendait un copieux petit-déjeuner. Il ouvrit le journal du matin en le faisant claquer puis se mit à en tourner les pages. Il finit par s'arrêter sur une en particulier, et un sourire de satisfaction se dessina sur ses lèvres. Cette fois, ce n'étaient pas les cours de la bourse qui l'intéressaient mais un article consacré à un certain jeune comédien qu'il avait très bien connu dans le passé. Ledit article titrait en très grosses lettres : « TERRENCE GRAHAM AMOUREUX !!! », suivi d'une photo de Terry prise sur le vif. La mine ahurie qu'il arborait ne laissait plus aucun doute sur la véracité de l'indiscrète révélation du journaliste. Albert exultait à la lecture du récit qui détaillait l'événement :

« Mesdames, mesdemoiselles, sortez vos voiles noirs et vos mouchoirs, le jeune comédien, la star de Broadway, celui qui fait se pâmer des centaines d'admiratrices à chacune de ses apparitions, Terrence Graham, est AMOUREUX !!! Hier, en fin de journée, sur le quai 88 de la gare maritime de Manhattan, alors que nous suivions pour notre journal les déplacements de la comtesse russe Anastasia Pavlovitch, le comportement inhabituel d'une personne dont le visage nous était familier, a retenu notre attention. Nous avons vite reconnu le célèbre artiste en cette personne qui courrait derrière le paquebot Le France et qui s'époumonait en adressant des signes désespérés vers une jeune inconnue, passagère du bateau. Sous nos yeux ébahis, nous avons assisté à un déploiement de larmes et de cris de joie, une véritable transformation à laquelle nous n'étions pas habitués. Nous pouvons en témoigner. « L'acteur-à-la-triste-figure » est capable d'éprouver des sentiments ! Il semblait si heureux qu'il n'a en aucune façon tenté de jeter nos appareils photo à l'eau. Nous avons essayé de lui poser quelques questions qu'il a éludées d'un sourire éloquent puis il a ensuite quitté la gare d'un pas allègre.

Nous avons bien sûr cherché à connaître l'identité de cette demoiselle « Candy » dont il avait à plusieurs reprises hurlé le nom. Nous soupçonnions qu'elle était la même personne qu'il avait évoquée quelques semaines auparavant lors de sa visite au collège Nightingale-Bradford, visite qui avait tourné au scandale et entraîné le départ subit du jeune acteur. (lire notre article du..) Après consultation auprès du bureau de la compagnie maritime, nous n'avons pas trouvé de personne prénommée Candy, mais une certaine Candice Neige André, héritière d'une riche famille de Chicago. Nous avons pu contacter un membre de sa famille qui habite New-York, sa cousine, Elisa Legrand, épouse du richissime marchand d'armes Auguste Withmore. Cette dernière semble avoir une opinion très tranchée sur sa parente :

« Mademoiselle André est une coureuse de dot ! Elle a séduit M. Graham durant leurs études en Angleterre, puis s'est amourachée de mon frère Daniel, qui heureusement, a eu le bon sens d'annuler leurs fiançailles avant qu'il ne soit trop tard. C'est une intrigante qui a su s'attirer les faveurs de notre Grand-Oncle William qui l'a adoptée. Je déplore que Terrence Graham soit retombé dans le piège amoureux qu'elle lui a tendu. Il le regrettera amèrement. Elle sème le malheur partout où elle passe. Elle est d'ailleurs à l'origine du décès de mon jeune cousin, Anthony Brown et elle... »

C'en était trop !!! Albert, fou de rage, jeta le journal par terre. Cette Elisa ne perdait rien pour attendre. Cette fille était vraiment une plaie, une source inépuisable de méchanceté ! Elle n'avait pu s'empêcher de verser son fiel sur Candy, de mentir honteusement à son propos ! Il avait toujours éprouvé peu d'estime pour sa personne, mais il devait bien admettre que ce n'était plus du mépris qu'il ressentait pour elle à présent, mais une véritable aversion, un dégoût pour tout ce qu'elle représentait : sa médiocrité d'esprit, sa lâcheté, sa vanité, que son âme perverse entretenait narcissiquement au point de laisser derrière elle une fange nauséabonde qui le révulsait et dont il avait honte. Honte surtout de n'avoir pas mis plus tôt un terme à ses malfaisances. Lui qui avait toujours essayé de maintenir l'équilibre au sein de la famille, réalisait, un peu tard peut-être, la nature irrécupérable de sa cousine. Il lui avait à plusieurs reprises donné sa chance, mais ce qu'il venait de lire dans cet entretien journalistique avait scellé son sort.

L'appétit coupé, il abandonna son petit-déjeuner et prit le chemin de son bureau avec la ferme intention de téléphoner à sa jeune cousine un peu trop zélée. Il était grand temps de lui faire comprendre qu'elle devait laisser Candy tranquille si elle ne voulait pas subir ses foudres. Il était même disposé au châtiment suprême : l'exclusion définitive de la famille ! La grand-tante pourrait s'en étrangler de rage, il en avait cure. Candy ne méritait pas ce genre de traitement. Les Legrand et consorts devraient s'y résoudre ou renoncer à leurs privilèges. Sa décision était sans appel !

Il aurait dû néanmoins s'attendre à une réaction aussi violente d'Elisa qui avait toujours eu un faible pour Terry. Elle avait dû étouffer de jalousie quand le journaliste lui avait appris les retrouvailles des deux amoureux, elle qui avait tout fait à Saint-Paul pour les séparer. Il regrettait que l'honneur de Candy soit sali par une personne aussi mal intentionnée et il se reprocha son manque de vigilance. Avec l'aide d'Annie et de Patty, il s'était donné tellement de mal à préparer au mieux ces retrouvailles qu'il avait complètement occulté cette empoisonneuse d'Elisa. Elle n'était en tout cas pas prête de se remettre de l'explication sérieuse qu'il était désireux d'avoir avec elle !...

A côté de cela, il restait très satisfait de ce qu'il avait accompli, et ce, grâce à la collaboration de nombreuses personnes. Le résultat était digne d'une organisation des services secrets :

Tout d'abord Annie, qui lui avait apporté des conseils bien utiles. Puis Patty, qui malgré son extrême timidité, était parvenue à affronter Terry et à le faire fléchir. Puis ce chauffeur irlandais, Douglas, dont il connaissait la loyauté. Sans le mettre précisément dans la confidence, il lui avait fait comprendre que sa mission allait lui paraître incongrue, mais qu'il allait devoir la mener à bien jusqu'au bout. La réussite de son plan dépendait beaucoup de lui. Ce dernier avait accompli sa tâche à la perfection sans que Candy se doutât de quoi que ce soit. Cette visite approfondie de New-York avait été imaginée pour que cela éveille en elle, au fur et à mesure, des sentiments enfouis et provoquer un électrochoc, pour aboutir à une conclusion très satisfaisante. Mais cela n'aurait jamais pu se réaliser sans l'aide d'une dernière personne : Mademoiselle Denise, la gouvernante de Terry. Albert savait, grâce à ses informateurs, que cette dernière était très attachée à son maître et qu'elle se désespérait de le savoir si malheureux. Il était alors allé à sa rencontre un matin tandis qu'elle sortait faire ses courses. Il s'était présenté à elle, puis devant une tasse de café dans le restaurant italien d'à côté, il lui avait exposé la situation :

- Dans quelques jours, en fin d'après-midi, une jeune et ravissante demoiselle blonde va se présenter à vous. Elle se prénomme Candice Neige André. Si vous désirez le bonheur de monsieur Graham, il serait judicieux d'être très aimable avec elle. Arrangez-vous habilement pour lui faire découvrir le lieu où il vit, c'est indispensable. Mais surtout, veillez à ce qu'il ne soit pas présent. Pensez-vous qu'il vous sera possible de l'éloigner de chez lui ?
- Monsieur Graham est en répétition en ce moment et il rentre tard. Cela ne devrait poser aucun problème.
- Voilà qui est parfait ! Cette jeune femme doit prendre le bateau pour l'Europe ce jour-là et il faudrait que Ter... enfin, monsieur Graham, apprenne sa venue par hasard pour éviter qu'il se doute de quelque chose. Puis laissez-le agir. Je veux qu'il se batte pour la reconquérir et je suis sûr que c'est ce qu'il fera.

La gouvernante, incrédule, avait scruté son interlocuteur, cherchant la faille qui l'amènerait à rejeter son projet. Mais le regard franc et bienveillant d'Albert l'avait rassurée.

- Monsieur, j'assiste, impuissante, au calvaire de ce jeune homme depuis des années. Si vous me promettez que c'est le bonheur que vous lui offrez, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que tout ceci se réalise.
- Je n'ai pas besoin de vous le promettre, chère mademoiselle. J'en ai la certitude ! Ces deux êtres s'aiment profondément. Ils sont nés pour vivre ensemble et il est grand temps qu'ils le comprennent !

Ils avaient discuté un long moment encore sur des détails d'organisation, puis ils s'étaient séparés en se souhaitant bonne chance. Albert était convaincu que la chance n'avait rien à voir dans cela, il suffisait juste de forcer le destin. Le résultat obtenu avait dépassé toutes ses espérances! Il savait que Candy n'aurait jamais pu résister à la tentation de s'approcher de sa demeure et que cela n'aurait pas manqué de la remuer intérieurement. Quant à Terry, il l'avait bien imaginé rentrant le soir chez lui et découvrant la visite de Candy, mais il n'avait jamais pensé qu'il aurait eu le temps de la retrouver au port. Il exultait ! Le contact entre ses deux protégés était renoué, il ne leur restait plus qu'à faire un pas l'un vers l'autre. Ils n'avaient plus besoin de lui pour cela. Il devinait qu'à présent, ils feraient tout pour être réunis.

Il soupira d'allégresse en poussant la porte de son cabinet de travail. Georges, un sourire complice au coin des lèvres, se tenait debout à côté du bureau, le combiné du téléphone à la main.

- Un appel pour vous, monsieur. C'est monsieur Terrence Graham...

Lettres à JulietteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant