Chapitre 10

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La Panhard & Levasson d'Albert arriva en fin d'après-midi au 75 West Street, devant l'immeuble du New-York Post. Comme il n'y avait pas de place de libre, il se gara en double file et lança les clés au portier qui ne se laissa pas prier pour aller trouver une place de stationnement à cette petite merveille de la mécanique.

Albert entra dans le bâtiment. Devant lui se dressait une liste de plaques de cuivre fixées au mur et il chercha du regard celle qui lui indiquerait l'étage du journal à scandales.

Quinzième étage...

Il appuya frénétiquement sur le bouton d'appel de l'ascenseur. Celui-ci s'ouvrit au bout d'une minute sur une jeune femme en tenue stricte, serrant des dossiers contre elle.

- Hummm, mignonne !... – se dit-il en prenant le temps de la détailler des pieds à la tête.

Elle remontait du sous-sol et sursauta en découvrant l'être irrésistible aux cheveux blonds qui pénétrait dans la cabine. Vêtu d'un blouson de cuir tanné par les ans, d'un pantalon décontracté en toile, le visage poudré de la poussière accumulée en chemin, il la salua avec un demi-sourire. Elle croisa ses yeux bleu azur qui contrastaient agréablement avec le teint poussiéreux de son visage et baissa la tête en rosissant. L'ascenseur remontait lentement les quinze étages, et pour une fois, cette lenteur ne la dérangeait pas, absorbée par l'homme qui se tenait à côté d'elle et qui, malgré sa tenue négligée, était terriblement attirant. Du coin de l'œil, elle l'observait en train d'ôter habilement ses gants en cuir qui dévoilaient des mains longues et soignées de gentilhomme. L'atmosphère devenait électrique dans cet espace exigu... Le souffle court, elle sentit son cœur s'accélérer, avec l'impression étrange de flotter, de sentir ses mains à lui, caressantes, sur sa peau. Elle hoqueta alors qu'il penchait la tête et la surprenait plongée dans ses pensées comme s'il lisait à travers elles. Ecarlate, elle se cacha un peu plus derrière ses dossiers tandis qu'elle l'entendait glousser à côté d'elle, et se mit à maudire sa trop grande émotivité qui la trahissait. La porte salvatrice de l'ascenseur s'ouvrit enfin. La jeune femme émit un timide « au revoir » et prit la fuite, laissant derrière elle un parfum doux et ravissant de fleurs. Albert, sourire en coin, la regarda s'éloigner d'un pas pressé dans le couloir. Il n'était pas ignorant du pouvoir de séduction qu'il avait sur les femmes. Dans d'autres circonstances, il l'aurait peut-être invitée à dîner pour pouvoir admirer plus longuement ses beaux yeux noirs qui l'avaient dévisagé avec intérêt, mais l'heure n'était pas au batifolage. Les mots tendres, il les réservait à Gosseep !

N'ayant pu demander à la jeune ingénue où se trouvait le journaliste, il s'adressa à un coursier qui passait devant lui. Ce dernier l'invita à le suivre dans le dédale de couloirs et le conduisit jusqu'au bureau d'un homme à la tête de fouine, visiblement très occupé au téléphone. Renversé sur son fauteuil, les pieds croisés sur son bureau, il n'avait pas porté attention à Albert, captivé qu'il était par la teneur de sa conversation.

- Tu es bien sûr que c'est sa maîtresse ??? Tu as des photos ??? SENSATIONNEL !!! Et l'enfant, tu l'as aussi ??? Ecoute, fais-moi parvenir tout ça au plus vite. Je prépare l'article ce soir et j'espère qu'on pourra le publier demain. Je vois déjà la une : « La maîtresse du maire et leur fils illégitime ». Le scoop de l'année ! Je pense que sa réélection va être un peu compliquée ! Hahaha !
- Excusez-moi... - l'interrompit Albert, écœuré mais pas étonné par la perversité des propos du journaliste. Ce dernier leva les yeux vers lui, lui fit signe de l'index d'attendre et poursuivit sa discussion.
- Oui... D'accord... Je t'envoie le coursier. Ne tarde pas. N'oublie pas non plus de...

Tut tut tuuuuuut !

Il tourna le combiné du téléphone vers lui, et le secoua énergiquement, jusqu'à ce qu'il remarque le doigt d'Albert posé sur l'interrupteur. Furibard, il se redressa sur ses petits pieds, renversant dans son élan quelques papiers.

- Mais voyons ?! Ca ne va pas la tête ????
- Merci de vous soucier de ma santé mentale, mais je vais très bien...
- Vous avez de ces manières !!! Je ne sais pas ce qui me retient de vous jeter dehors, tiens !
- La peur peut-être... - répondit Albert en le toisant de toute sa hauteur. Le regard menaçant qu'il lui lança élimina l'atome de bravoure qu'il lui restait.
- Bon... - fit Gosseep en déglutissant péniblement – Que... Que puis-je pour vous, monsieur... Monsieur ?
- Monsieur William Albert André, de Chicago...
- Monsieur André ?... – gémit-il en reculant. Tout devenait plus clair à présent et un frisson d'effroi parcourut sa chair coriace. L'homme glacial qui se tenait devant lui n'était manifestement là pour lui faire des compliments...
- En effet... Je tenais à vous voir en personne suite à l'article que vous avez écrit sur ma fille, Candice Neige André... Savez-vous que vos ragots lui ont porté un grave préjudice?
- Hey ! Attendez, attendez !... Je n'ai fait que reprendre les dires de sa cousine, madame Withmore...

Albert l'avait déjà pris de court et lui barrait le passage tandis qu'il tentait de s'enfuir.

- Madame Withmore ? Tiens donc, quelle surprise !!! Et vous n'avez pas cherché à vérifier ce qu'elle vous racontait ??
- Bah ! Si on le faisait à chaque fois, ce ne serait pas un quotidien qu'on aurait mais un hebdomadaire !

Furieux, Albert le saisit par le col et le souleva si bien qu'il ne touchait plus terre. Le petit roquet arrogant du début n'en menait plus large...

- Ecoute-moi, sac à m.... ! Tu vas contacter ton correspondant en Italie et lui demander, que dis-je, lui ORDONNER de cesser toute investigation et de publier un démenti ! Ma fille n'est ni fiancée, ni mariée !!!
- Ca... Ca va être long...
- Ne me prends pas pour un idiot !!! Cela ne t'a pris que quelques heures pour répandre cette fausse rumeur à l'autre bout de l'océan alors tu ne vas pas me faire croire que ce n'est plus possible à présent !
- C'est que... Madame Withmore m'avait payé une forte somme pour couvrir les frais...
- Tiens, voilà un premier paiement ! – lui répondit Albert en lui flanquant une gifle monumentale qui le laissa tout étourdi – J'en ai d'autres en réserve, si tu veux !...

Le journaliste secoua énergiquement la tête. Il se sentait comme un rongeur pris entre les serres d'un rapace. Il suffoquait.

- D'accord, je vais le faire tout de suite, mais je vous en prie, lâchez-moi, j'étouffe !... – couina-t-il.

Albert y consentit et lâcha sa prise qui retomba sans élégance sur le sol.

- Ne traine pas maintenant !
- Oui, oui ! – répondit l'écrivaillon en se précipitant sur son téléphone.
- Une dernière chose ! Si tu veux une exclusivité, je t'annonce que dès à présent, Madame Withmore ne fait plus partie la famille André. Elle est bien entendu déshéritée. Autant bien faire les choses. Voilà un article intéressant que tu pourras publier dans ton torchon de journal, en espérant que tu vendras assez d'exemplaires pour payer les frais d'avocats.
- De... D'avocats ??? - bredouilla-t-il en reposant l'appareil.
- Oui, pour le procès que je compte intenter contre toi et contre le New-York Post. Vous devez en avoir l'habitude, non ? Mais cette fois, compte sur moi, je vous plumerai jusqu'au dernier dollar !

Gosseep se laissa tomber de découragement sur le bureau. C'était son patron qui n'allait pas être content. Il l'avait déjà menacé à plusieurs reprises de le renvoyer à cause d'articles qui les avaient entraînés dans des procès couteux. Celui-là allait certainement lui être fatal, d'autant plus qu'il avait agi en sous-marin, sans l'accord de son rédacteur en chef. Son sort semblait scellé. Il attendit que disparaisse la haute et ferme silhouette d'Albert en soupirant de dépit, puis reprit d'une main tremblante son téléphone. Autant se débarrasser de cette affaire au plus vite. Il n'avait pas très envie de revoir le sieur William Albert André de si tôt...

Lettres à JulietteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant