Dans le chapitre précédent :
Nous laissâmes cette seule carte sans nom, puis tout disparut. Je pris une grande respiration puis ouvris les yeux sur la chambre aux couleurs sombres. Les braises dans la cheminée éclairaient la pièce où le soleil s'était déjà couché. Je soupirai et voulus me retourner, mais je sentis une personne derrière moi. Je me figeai sachant qui elle était.
« Ambre... » souffla Adonis d'une voix douce alors que je restais allongée sur le côté, dos à lui. S'il pensait que j'allais lui pardonner avec une simple discussion, il avait tort.
***
Je restais immanquablement muette tandis qu'il plaidait sa cause. Adonis n'arrêtait pas de s'excuser, mais qu'il devait faire cela. Il disait savoir que c'était un mauvais traitement, mais qu'il n'avait pas d'autre choix. Et telle une enfant, je me blottissais tout en laissant ses paroles me survoler sans jamais me toucher.
« Je... Il y a des milliers d'années vivaient paisiblement les centaures. À cette époque, les humains n'existaient pas. Un jour, une grande fête eut lieu dans une demeure maintenant en ruine. Des centaines de centaures vinrent pour fêter un mariage. Cependant, après que tout le monde fut saoul, des batailles commencèrent à éclater dans chaque coin de la demeure. L'un accusait l'autre. Des tentatives de rébellion eurent lieu. Beaucoup de sangs furent versés ce jour-là. Un jour qui devait être mémorable pour la joie a été mémorable pour une guerre de plus. »
Il arrêta de raconter son histoire qui me rappelait étrangement le combat qu'avaient eu les centaures contre les Lapithes qui étaient un peuple à l'apparence humaine tout en ayant du sang centaurien dans les veines.
« Je n'étais pas présent lors de cette bataille, mais mon père y était... Les centaures sont impulsifs et peuvent tomber dans la colère. Mais une personne peut sauver un homme ou une femme de cette folie rageuse, un aner ou une yinéka, expliqua-t-il tandis que j'écoutais avec attention. Chaque centaure n'a qu'un seul aner ou yinéka dans sa longue vie. Si l'une des deux personnes meurt, l'autre le rejoindra auprès de la Déesse. J'ai attendu tant d'années, de siècles pour te trouver. Tu es ma Yinéka et je suis ton Aner.
– Est-ce la même chose pour Amédé et Claire ? demandai-je doucement sans pour autant me tourner vers lui.
– Oui.
– Je veux voir Claire demain. Je la convaincrai que vous n'êtes pas des... »
Je m'arrêtai avant de dire le mot monstre et regardai ma chaîne au pied. Je savais qu'il avait suivi le mouvement de ma tête qui fixait le pied de lit. Peut-être qu'en réalité il était un monstre ? Peut-être qu'Adonis venait tout juste de me montrer sa véritable personnalité ? Peut-être que cette histoire n'était qu'un prétexte pour voir le bon côté des centaures ?
« Ambre, jamais je ne te mentirais. »
Après ses paroles, il se leva du lit et le contourna pour venir face à moi. Sa main vint près de mon visage, mais je le repoussai avec force.
« Enlève-moi ses chaînes, exigeai-je en levant ma jambe vers lui.
– Je ne peux pas. Tu partirais, déclara-t-il d'une voix dure.
– Pourquoi tu ne veux pas me laisser partir ? Je t'ai proposé de nous y rendre ensemble.
– Nous ne pouvons pas quitter le royaume. »
Mon mari se leva puis se dirigea vers la fenêtre en croisant les bras.
« Pourquoi ? demandai-je en m'asseyant sur le lit. Est-ce qu'on est dans un autre monde ?
– Non, mais X est là-bas.
– Qui est X ? questionnai-je, confuse.
– Notre ennemi. Celui qui a tué mon père lors de cette guerre ancestrale. »
Mes yeux s'agrandirent de surprise. X avait tué le père d'Adonis. Ce devait être pour cela que les deux souverains se haïssaient tant.
« X est un surnom ? Quel est son nom entier ?
– Personne ne le sait. Il s'est toujours fait appeler X.
– Alors ce X est là-bas, un centaure est là-bas et tu n'as pas jugé de me prévenir ! Et s'il attaquait le château d'Alexandre ?! »
Alors qu'il resta les yeux rivés par la fenêtre, je me levai, énervée, et me plaçai devant lui voulant lui crier encore et encore, mais je restai figée par son expression. Ses yeux étaient vides. Je déglutis avant de reculer d'un pas.
« X a déjà attaqué le château d'Alexandre, n'est-ce pas ? soufflai-je en tremblant.
– Pardonne-moi...
– Et c'est la véritable raison de ma captivité. Tu ne veux pas que j'y aille, parce que tout est saccagé. Tout le monde est mort...
– Il y a eu des survivants. Mais ton frère n'est pas de cela.
– Q-quoi ? » bégayai-je face à sa révélation.
Si Alexandre était mort, c'était qu'il n'était pas le héros de ce monde. Zircon avait peut-être raison sur le fait qu'Adonis pouvait être le héros. M'étais-je trompée depuis le début ? Adonis me prit dans ses bras, et je le laissai faire tant j'étais en pleine réflexion.
« Où sont les survivants ?
– Mes hommes les escortent jusqu'ici.
– Pourquoi les as-tu laissés faire ça ?! criai-je en le repoussant. Je croyais qu'alliance voulait aussi dire protection !
– J'ai aussi perdu des hommes, Ambre. Mes centaures étaient trop peu nombreux comparés aux leurs. »
Je restai sans voix face à ses révélations. Alexandre était mort. Presque tout le monde dans la seigneurie était mort. Et moi j'étais ici, saine et sauve. J'aurais dû être là-bas. J'aurais dû me battre contre ce roi ennemi. Peut-être que je n'aurais pas fait le poids face à des centaures, mais j'aurais pu mourir avec la famille d'Ambre à mes côtés. C'était ainsi qu'on devait s'en aller. Entouré de ses proches même si c'était un voyage solitaire dans l'au-delà. Je respirai calmement en fermant les yeux pour canaliser toute cette colère, mais je ne réussis pas ce prodige.
« Ambre...
– Dégage, murmurai-je les poings serrés en m'en blanchir les phalanges.
– Ambre, répéta-t-il en s'avançant vers moi, mais je reculais en le regardant droit dans les yeux.
– Sors de cette chambre ! Tout de suite ! »
Il serra ses mains puis ferma sa bouche. Déçu, il ouvrit la porte et la referma sans aucune douceur. Trop en colère, je regardai la chaîne, puis m'acharnai sur elle. Mais en faisant ces manœuvres pour me libérer, je me blessais. Je tirai sur le bracelet en espérant qu'elle se brise, mais elle compressait un peu plus ma pauvre cheville. Cette douleur, je ne m'en plaignais pas. C'était toujours mieux que la douleur dans mon esprit.
Celle-ci était plus poignante. Plus meurtrière. Je laissai mes larmes couler ainsi que mes cris se faire entendre. J'avais mal au coeur. Adonis m'avait enfermée comme un animal, il m'avait trahie en me cachant la vérité, il m'humiliait en ce moment même. Je ne m'étais pas rendu compte à quel point ses paroles et ses gestes m'avaient affectée. C'était à cause de ce lien. Le lien qui nous unissait.
Adonis avait tout fait dans mon dos sans m'en avertir. C'était la chose que je détestais. Je ne supportais pas d'être mise à l'écart. Même quand j'étais petite, mon père préférait Onyx. Il lui parlait pendant des heures tandis que je ne devais pas fourrer mon nez dans leurs affaires. Onyx savait que cet écart que mettait mon père entre moi et eux me faisait mal. Mon frère essayait toujours de me réconforter avec des câlins ou des gestes tendres. Il n'avait jamais été un homme avec de longs discours sauf si c'était obligatoire.
Onyx disait que le silence avait beaucoup de choses à nous dire. Il aimait écouter le silence, et je l'écoutais avec lui, heureuse d'être ensemble. Pourquoi je pensais à tout cela maintenant ? Parce qu'il me manquait. Affreusement. Plus qu'à tout autre moment, je voulais mon frère. Je voulais qu'il me porte, qu'il me dise que je pouvais le faire, que j'étais forte.
Forte ? Je pouffai de rire en restant allongée sur les pierres froides au sol. Je n'étais pas forte. Je ne savais même pas pourquoi les Moires s'étaient dérangées pour me sauver de la mort. Déjà à l'âge de vingt-deux ans, je préférai m'occuper de mes patients plutôt que de trouver un nouveau petit-ami. Je me rappelai que c'était une des raisons de mon acceptation à faire ces voyages dans d'autres mondes. Je voulais un homme qui pourrait m'aimer, me réconforter, me donner un amour intemporel.
Et je l'avais eu sous le nom d'Adonis. Un homme qui me chérirait sans doute si je lui en laissais l'occasion. Mais tous ces événements m'éloignaient encore plus loin. Me faisait encore plus de mal. Je me rendis compte que je m'étais enfin calmée de ma colère passagère. Je soupirai tout en séchant mes larmes colorant mon visage d'une teinte triste.
Je m'assis et vis ma cheville rougie par mes efforts vains. Mon visage fit une grimace en me levant. La douleur était simplement gênante tout en étant supportable. Après cette crise de colère, je me sentais plus sereine pour réfléchir.
Adonis était un centaure. J'étais sa Yinéka, mais c'était étrange que tout le monde m'appelle ainsi. Peut-être parce que j'étais la femme du Roi... Ensuite, mon cher mari m'avait emprisonnée ici pour éviter que je n'aille rejoindre Alexandre, car son château avait été attaqué par des centaures ennemis à Adonis. X avait tué le père d'Adonis.
Pour l'instant, tout était clair. Mais il restait certaines zones d'ombre. Pourquoi X avait attaqué la demeure d'Alexandre ? Ils ne se connaissaient pas. Il se pourrait que X ait vu ou senti je ne sais comment des centaures d'Adonis là-bas et aurait donc attaqué. Ce ne pouvait être que ça.
Ensuite, il aurait été plus juste si c'était Adonis et Alexandre qui s'entretuaient, ce qui n'était pas arrivé à mon grand soulagement. Les survivants pourraient me dire ce qu'il s'était réellement passé. Je soupirai en regardant le ciel sombre à travers la fenêtre.
Soudain, la porte s'ouvrit à la volée avant de se refermer rapidement. J'observai une Claire apeurée. Elle se jeta sur moi en pleurant de tout son saoul. La nuit risquait d'être longue. J'attendis qu'elle se calme en lui soufflant des mots doux. Elle sanglota encore pendant quelques minutes avant de se taire.
« Ce sont des centaures, des monstres ma Dame.
– Ce sont des êtres avec un cœur et des émotions, Claire, répliquai-je avec force.
– Vous ne comprenez pas... dit-elle en s'éloignant de mon corps. Vous ne sous souvenez pas, mais ils ont tué vos parents.
– Je sais, Alexandre me l'a révélé avant de venir ici.
– Alors pourquoi prenez-vous leur défense ? Ils sont des monstres avides de sang. Regardez, ils vous ont même attaché comme un animal à un lit !
– Je refuse de croire qu'il n'y avait aucune raison à leur envie de tuer. S'ils se sont attaqués à Père, c'était qu'il avait sûrement dû faire une chose horrible.
– Pourquoi ?! cria-t-elle en me lançant des dagues à travers ses yeux bleus. Ils ont tué vos parents ! Vous devez les tuer aussi !
– Je ne tuerai personne tant que je ne saurais pas toute la vérité. Je ne sais pas pourquoi Adonis a tué Père, ce pouvait être un simple accident. De plus, Adonis devait avoir une raison pour s'attaquer à un allié de Père. Je ne crois pas aux coïncidences Claire. Et Amédé a beau être un centaure, il t'aime. Tu comptes le dénigrer encore longtemps ?
– A-amédé est un m-monstre... souffla-t-elle, les yeux apeurés.
– Amédé t'aime plus que tout être au monde. Il voulait se marier avec toi je te rappelle. Dis-moi dans les yeux qu'il n'a pas été tendre avec toi pendant tout ce temps, dis-je en lui soulevant le menton pour que nos yeux se croisent. Dis-moi qu'il ne t'aimait pas et surtout que toi te ne l'aimes pas.
– Je ne... »
Elle ne savait que dire et laissa ses larmes couler. Je soupirai tout en la prenant dans mes bras.
« Laisse-lui une chance. Apprends ce qu'est réellement un centaure. Regarde-le sous sa nouvelle nature. Laisse-le t'aimer. Tu en as besoin.
– Je... Je s-suis d-désolée, bégaya-t-elle.
– Ce n'est rien. C'est normal d'être un peu apeurée par leur nature et...
– Non, dit-elle en me regardant dans les yeux. J-je suis désolée d'avoir été du côté de ces femmes et de vous avoir laissée seule. J'aurais dû être avec vous, mais j'ai passé plus de temps avec elle. Je me sentais importante en leur compagnie...
– Importante ? C'est ça que tu veux ? Être populaire aux yeux des autres ? Que tout le monde tourne la tête à ton passage ? demandai-je en essayant de ne pas tomber dans la froideur et le dégoût.
– Non ! Je voulais juste qu'on me voie. Je ne voulais pas être dans votre ombre, je voulais que vous arrêtiez de me traiter comme une enfant. Mère me traitait toujours ainsi... avoua-t-elle en fixant ses pieds de manière honteuse.
– Toutes les mères sont ainsi, Claire. Et je suis désolée que tu te sois sentie aussi à l'écart, je ne m'en étais pas rendu compte, chuchotai-je avec regret et comprenant ses sentiments. On repart de zéro ?
– De zéro ? » demanda-t-elle en fronçant les sourcils.
J'éclatai de rire puis lui dit qu'elle devait faire confiance à Amédé et que je ne serais plus dans ses pattes à l'avenir si elle me promettait de me révéler si elle avait un problème. Elle acquiesça avec un sourire timide. Puis elle sortit de sa robe une clé. Je la regardai avec de grands yeux avant qu'elle ne m'avoue qu'Adonis lui avait donné cet objet pour me libérer, mais elle avait peur que je ne m'enfuie sans elle. Cette jeune fille était assez paradoxale. D'un côté, Claire en avait marre que je sois sur elle et d'un autre côté, elle se blottissait contre moi à chaque problème qu'elle recevait. Finalement, elle n'était encore qu'une enfant...
« Pourquoi Adonis me libère-t-il ? demandai-je en frottant ma cheville rouge.
– Je ne sais pas. J'ai eu peur de lui demander. J'ai accouru ici.
– D'accord. Cela veut dire qu'on peut sortir toutes les deux non ?
– Oui, mais il se fait tard. On pourrait dormir ensemble ?
– Bien sûr. »
Je soupirai avant de nous installer sous les fourrures. Moi qui voulais tant sortir de cette chambre, je me retrouvai de nouveau enfermée là. N'arrivant pas à dormir, j'écoutai la respiration de Claire devenir plus longue. C'était le moment pour moi de me balader dans le château.
À petits pas, je refermai la porte puis découvris avec surprise un petit bonhomme assis à terre.
« Léandre, que fais-tu là ? » demandai-je, étonnée.
Le petit se jeta dans mes bras en m'avouant que je lui avais manqué. Je resserrai ma prise en essuyant ses quelques larmes qui restaient sur le visage. Je l'embrassai puis lui dis que je voulais marcher un peu. Avec ma démarche bancale, nous arrivâmes devant un escalier situé au bout du couloir. Les torches étaient encore allumées me donnant une bonne visibilité malgré le silence effrayant. Je descendis les marches ne sachant plus où elles menaient.
« Et si on allait voir l'Ourse ? » soufflai-je à mon acolyte.
Léandre ouvrit grands les yeux avant de faire mine de réfléchir. Il acquiesça enfin de la tête, mais avec une certaine hésitation que je prenais pour une légère peur. J'allais enfin pouvoir revoir Agathe et surtout lui parler.