Ouvrir les yeux n'a jamais été aussi difficile. Il faut dire qu'entre un concert de Rock, la consommation d'ecstasy, le sexe en cachette, le travail de nuit et la course poursuite avec une monstruosité digne d'Alien ainsi que d'une vampire affamée, le programme nocturne a été plus que chargé.
La sorcière ne différencie plus tout à fait ce qui est vrai de ce qui est imaginaire, d'ailleurs. La logique dirait qu'elle a tout halluciné, mais les sensations dans son corps lui font comprendre que non, tout a bien eu lieu.
Elle repose sur un lit, dans une chambre qu'elle ne connait pas. Un hôtel, à priori, à en croire la télé et le mini-réfrigérateur. C'est plus rassurant qu'un lit d'hôpital en tout cas. Sur une table, elle repère son sac à main, à côté de son téléphone portable et des restes de sa robe de scène, dont le prix d'achat lui revient douloureusement en tête.
Elle se redresse, avec difficulté, faisant glisser les draps sur son corps : elle est simplement en sous-vêtements, la peau propre. Elle est encore trop épuisée pour se sentir gênée, mais cela ne saurait tarder. On s'est aussi occupé de sa plaie dans le dos, à priori avec soin car le bandage la serre fort.
Est-ce que c'est Annabelle qui s'est ainsi occupée d'elle ? En tout cas, la vampire l'a sortie de ce pétrin et sans la vider totalement de son sang. De la dynamite, il fallait y penser...
Taylor essaye de se lever, mais un vertige la saisit et elle retombe sur le lit, la tête un peu trop légère. Elle remarque qu'un verre d'eau est posé sur la table de nuit et boit quelques gorgées. Une lumière blafarde passe à travers d'épais rideaux. C'est sûrement le matin. Elle vient à peine de reposer le verre quand elle entend des pas et une clef dans la serrure. Malgré la fatigue, elle a le réflexe de remonter les couvertures sur elle, pudiquement.
La personne qui entre lui est inconnue : plus jeune qu'elle, plutôt jolie, les cheveux blonds et portant des fringues hors de prix. Elle ressemble un peu à Taylor, d'ailleurs, mais sans son côté rebelle. La jeune fille, qui tient un sac de sport à la main, referme derrière elle, tout en parlant, assez vite :
— Salut Taylor. On ne se connait pas, je m'appelle Kathy, je suis une amie de Lionel.
Elle pose le sac sur la table, avant d'enlever sa veste qu'elle jette sur le lit. Puis elle se rapproche de la sorcière, qui l'observe avec méfiance.
— Comment tu te sens ?
— Fatiguée...
— Avec ce qui t'est arrivé, ce n'est pas étonnant. Tu as perdu pas mal de sang. Pas assez pour que ce soit dangereux, mais suffisamment pour que tu aies besoin de repos. Beaucoup de repos. Et de manger. Tu as faim ?
— Pas vraiment...
— Tant pis, il va falloir manger quand même. Pizza ou Chinois ?
— Peu importe, lui répond Taylor. Tu connais Lionel tu dis ?
— Oui. Il m'a dit que tu préfèrerais sûrement que quelqu'un d'autre que lui s'occupe de toi, parce qu'à priori tu le détestes, ce qui est en soi compréhensible : il sait vraiment jouer les enfoirés. J'ai déjà une mini expérience médicale et du coup c'est tombé sur moi. Non pas que ça me gêne.
Elle marque une courte pause, avant de reprendre :
— Je m'égare. Pour la petite histoire, quelqu'un, je sais pas qui, l'a prévenu que tu étais dans ta chambre et que tu avais besoin d'aide. Il m'a appelée et me voilà. C'est moi qui me suis occupée de laver la petite plaie que tu as dans le dos.
— Petite plaie ? interrompt Taylor.
— Oui. Je sais pas comment tu t'es fait ça, ou qui t'a fait ça, mais ça a guéri bien vite. Un peu trop vite même. Comme ce que tu as au cou...
Taylor se touche la gorge et se rend compte qu'elle a un pansement.
— Tu aurais un miroir de poche, Kathy ?
La jeune fille fouille dans son sac à main et lui tend un petit miroir. Taylor observe son reflet, choquée par sa pâleur et par ses cernes, avant d'enlever délicatement le pansement. La trace des crocs a presque disparu et seul reste un hématome, moins voyant qu'elle aurait pu le craindre.
Pendant ce temps, Kathy commande une pizza en livraison.
Quand elle raccroche, elle pose les yeux sur Taylor, comme si elle cherchait ses mots, puis soupire et se lance :
— Tu crois aux vampires, Taylor ?
La sorcière ne peut s'empêcher de sourire : c'est la deuxième fois en quelques heures qu'on lui pose cette question.
— On peut dire que oui, j'y crois. C'est la blessure à la gorge qui te fait dire ça ?
— Pas que. Tu as perdu du sang, tu es effectivement blessée à la gorge et surtout tes blessures se sont refermées très vite. Tu devrais pas être capable de te lever avec ton dos. Enfin bref, tant que tu me prends pas pour une folle...
— Attends une minute, répond Taylor. Tu sais tout ça comment ?
Son interlocutrice ne dit rien et un silence gêné s'installe. Heureusement, celui-ci ne dure pas longtemps : Kathy ouvre le sac de sport et en sort un jean, un haut et des baskets, qu'elle pose sur le lit. Taylor ne cherche pas à en savoir plus sur les relations entre Kathy, les vampires et Lionel. Elle ne manquera toutefois pas de se renseigner de son côté, après coup.
— J'espère qu'ils sont à ta taille. J'ai pas jeté ta robe, elle est trop belle, ou plutôt elle était. Un gâchis.
— Ne m'en parle pas... Je l'ai achetée à New-York pour fêter mon premier concert. Je me suis ruinée ce jour-là... J'irai peut-être l'enterrer quelque part. Mais merci pour les fringues. Je te dois quelque chose ?
— Non, t'en fais pas. Tu me paieras un verre. Tu travailles dans un bar, c'est ça ?
Taylor enfile les vêtements, avec l'aide de la jeune fille.
— Tu as l'âge pour ça ?
— J'ai l'âge pour te bander, te laver, te border, mais pas pour boire... Je vois...
— Tu pourras passer à la maison, ce sera plus simple et j'aurai pas les flics sur le dos. Si c'est pas indiscret, d'où tu connais Lionel ?
— C'est... compliqué. Il m'a aidé quand ça n'allait pas.
— Et vous êtes...
— Non ! Pas vraiment... On peut pas dire qu'on soit ensemble. Même question, Taylor. Toi et lui ?
La jeune femme boutonne son jean et enfile ses nouvelles chaussures.
— C'est compliqué aussi, répond la sorcière. J'ai été avec lui, pendant quelques mois, mais c'est fini. Et ça ne reprendra pas.
Kathy semble soulagée d'entendre cela, ce qui ne surprend pas la sorcière. On ne fait pas tout ce qu'elle a fait pour un simple ami. Elle doit être amoureuse, mais ignore que ce n'est pas réciproque. Après tout, Lionel est venu revoir Taylor, après avoir traversé tout le pays. Sans compter que c'est encore une autre fille qu'il a ramenée au concert. Bien sûr, elle ne dit rien de tout cela et se contente de lui sourire gentiment.
— Okay, lâche Kathy. Qu'est-ce qui s'est passé entre vous, en toute indiscrétion ?
La sorcière hésite un instant et une bouffée de stress la saisit. Puis finalement elle se lance :
— Tu peux tenir un secret Kathy ? Tu n'en parleras ni à Lionel, ni à qui que ce soit ?
— Si tu veux, répond-t-elle, intéressée.
Taylor prend une grande inspiration :
— Je suis lesbienne.
— Oh...
Ces trois mots lui ont fait le plus grand bien. Ce n'est pas tant qu'elle se l'affirme à elle-même, mais pouvoir l'exprimer devant quelqu'un a quelque chose de libérateur, même si ça doit rester un secret. Kathy semble gênée, sûrement surprise d'une telle déclaration. Elle rompt malgré tout le silence avant que celui-ci ne devienne trop embarrassant :
— Je comprends... Du coup ça explique... Et... Comment dire... Ça fait longtemps ?
— Depuis longtemps, oui, mais je faisais comme si j'étais hétéro avant.
— Okay, c'est cool. Oh, Lionel voulait te parler, quand tu te réveillerais. Tu veux que je l'appelle ?
— Je lui dois bien ça, j'imagine.
Kathy compose le numéro avant de passer son téléphone à Taylor. Elle s'éloigne pour lui laisser un semblant d'intimité, mais pas trop non plus. Lionel ne tarde pas à décrocher.
— Hey Lionel, c'est Taylor.
— Comment vas-tu ?
— Bien, bien. Kathy s'est occupée de moi. Elle m'a dit que c'était grâce à toi. Merci.
— C'est rien.
La voix de Lionel lui semble calme et résignée. Elle ne l'a jamais entendu comme ça.
— Tout va bien Lionel ?
— Oui, je suis juste heureux que tu ailles bien.
— Comment tu as su, d'ailleurs ?
Un blanc au téléphone. Difficile de savoir ce que cela veut dire : est-ce qu'il la suivait ? Non, probablement pas, la Griffe ne l'aurait pas laissé survivre bien longtemps si c'était le cas. Le coup de l'appel anonyme est en tout cas peu crédible, elle ne voit pas pourquoi Annabelle l'aurait appelé lui et pas Sienna ou Andréa, ou n'importe qui dont le contact est dans son téléphone à elle. Il finit par répondre :
— J'ai reçu un appel, on m'a dit que tu étais dans cet hôtel et que tu avais besoin de soins. Désolé pour ce qui t'est arrivé.
— Tu n'y es pour rien.
Elle est déçue qu'il lui mente, mais ne le pousse pas plus loin. Pas aujourd'hui du moins.
— Je vais devoir y aller, Taylor. Embrasse Kathy de ma part. À bientôt.
— Oui, à bientôt.
***
Quand la communication est finie, Annabelle lui retire le téléphone de l'oreille et raccroche. Lionel, qui est enchainé à sa chaise, la voit reposer l'appareil à côté d'une longue épée à la lame tranchante comme un rasoir. Ils sont dans une pièce sombre, seuls.
— Pourquoi tu ne l'as pas tuée, demande Lionel.
Sa sœur de sang, qui vient de s'emparer du manche de l'arme, réfléchit à la question avant de répondre au vampire :
— Je ne prends plus de plaisir à te punir, Lionel. Et elle ne le méritait pas.
— Parce qu'Emily le méritait ? crache-t-il.
— Peut-être pas, non. Cela n'a plus vraiment d'importance. Cette fille est en vie, grâce à toi, tu pourras mourir avec au moins cette satisfaction.
Elle dit vrai. Lionel a été surpris quand Annabelle lui a proposé cet échange. C'est la première fois que sa bourreau hésite à tuer une de ses connaissances. Au début il croyait à un piège, un stratagème pour le briser. Mais non, Taylor était bien sauve, là où elle l'avait dit. Pire que ça, Annabelle l'avait soignée avec son Sang et la mortelle se remettrait de ses blessures, blessures dont la cause demeure un mystère. Pourquoi la vampire agit-elle ainsi ? Est-ce que le moment d'en finir est finalement venu ?
Il n'a pas peur. Il a toujours pensé que la fin de son immortalité provoquerait en lui un effroi sans fin, mais il s'était trompé. Sa vie ne lui importe pas tant que cela, après tout. Il est prêt.
— Juste une dernière question, Lionel. Pourquoi avoir tué Père ?
Elle est juste derrière lui, la lame entre les mains. Avec sa force, elle lui tranchera la tête d'un seul coup, si elle le veut. Il réfléchit, une dernière fois. Après tout, pourquoi ne pas lui dire la vérité ? Elle a été magnanime ce soir et il n'éprouve aucune satisfaction à emporter un secret dans la tombe. Ce n'est pas son genre. Il s'exprime, lentement.
— Edgar n'est pas mort.
Parfois, et parfois seulement, la vérité blesse plus qu'une lame.