Partie II/19

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        L'écoulement rapide du torrent fouettait le visage de Thelma qui grimaçait à son contact. La sirène empoigna un rocher auquel elle s'agrippa puis tâcha de se hisser le long de la pente escarpée malgré sa queue de poisson handicapante. Constantin quant à lui, avançait au compte-goutte. Il venait de poser un pied sur les irrégularités rocheuses polies par le passage répété de l'eau, puis en posa un autre, concentré, avec la peur au ventre à l'idée de glisser. Il surveillait Thelma du coin de l'œil, prêt à balancer sa torche et à bondir pour la rattraper en cas de dégringolade. Le jeune homme ne prenait visiblement aucun plaisir, râlant intérieurement en se demandant pourquoi elle avait tant voulu qu'ils empruntent ce chemin, au risque d'y laisser des plumes, et davantage d'écailles.

        Leurs efforts s'avérèrent néanmoins payants. Le sommet du torrent les libéra dans un endroit que Thelma aimait pour son infatigable cascade. Constantin immergea le bas de son corps dans le bassin agité par les sursauts de l'eau pour rejoindre la sirène. Ils avancèrent ensemble, guidés par d'autres petits animaux marins luminescents. Les reflets des flammes dansaient sur les roches qui s'amoncelaient tout autour, réchauffant les lieux. Ils étaient à mi-chemin quand brusquement, Thelma disparut de la surface, aspirée par le sol. Constantin hurla dans la foulée, disparaissant à son tour, emportant la torche avec lui. Le décor fut aussitôt plongé dans l'obscurité.

        Le jeune homme s'égosilla sous les flots tandis que son corps dévalait le tunnel, happé par les courants. Thelma, pourtant bien mieux lotie dans de telles circonstances, ne maîtrisait guère plus la traversée fracassante, au même titre que quelques poissons qui ne saisissaient pas tout à fait ce qui était en train de leur arriver.

        Les hurlements de Constantin cessèrent en même temps que le déferlement. Le passage s'ouvrait sur une cavité sous-marine dont la quiétude venait d'être troublée par l'entrée lamentable de deux corps qu'on aurait crus désarticulés. Toujours sous les flots, celui du jeune homme se stabilisa momentanément, jusqu'à ce qu'un tout nouveaux flux l'attirât violemment. Thelma se précipita sur lui avant même qu'il ne trouvât le temps de paniquer, puis le saisit par la taille alors que les courants avaient déjà eu raison de plusieurs poissons. Elle battit fermement de la nageoire, s'élançant vers la surface d'un point d'eau, là où se terminait la grotte immergée au profit d'une grotte souterraine.

        Le visage de Thelma émergea des flots, suivi de celui de Constantin. Ils s'extirpèrent ensuite du bassin. Assise sur le rebord, le bout de la nageoire restée dans l'eau, Thelma leva la tête. De grosses gouttes s'échappaient des pointes de ses cheveux tandis qu'elle balayait les lieux du regard, le sourire aux lèvres. La grotte était vertigineuse, à la fois tout en hauteur et en profondeur. Pourtant, à première vue, il était impossible d'en déceler tous les recoins. Les parois, tapissées de roches abruptes, décrivaient des formes insolites, dissimulant à coup sûr des passages, tel un gigantesque trompe-l'œil. Thelma aimait cet endroit. Elle en profitait enfin, après le mal qu'elle s'était donné pour le dégoter. De son côté, Constantin prenait un plaisir fou à l'observer, elle. Sa belle sirène paraissait si heureuse qu'il sentit son propre bonheur déployer ses grandes ailes.

***

        Helios et Vacchos ralentirent devant la falaise immergée de l'île. La lueur rosée qui émanait des poissons donnait du relief à la paroi abrupte. Les guerriers eurent très vite la puce à l'oreille en remarquant que certains des animaux aquatiques se faufilaient dans le mur, tandis que d'autres en sortaient librement. Il ne leur en fallut pas davantage pour découvrir l'accès qui leur permettrait de regagner le cœur de l'île. Les jumeaux s'élancèrent jusqu'au tunnel sous-marin qui ne fit qu'une bouchée de leurs corps.

        L'un après l'autre, leurs visages percèrent la surface du point d'eau, sans un bruit. Helios et Vacchos sondèrent les lieux dans la foulée avec une extrême vigilance. À première vue, le sous-bois était désert, du moins, temporairement. Les flammes d'un brasier à l'agonie trahissaient une récente présence. Les deux guerriers nagèrent doucement, réduisant à chaque battement de nageoire l'écart qui les séparait du bout de terre sur lequel étaient disposés filets et victuailles. Soudain, l'état du sol attira leur attention. Il était tapissé d'innombrables dessins qui semblaient suivre le fil conducteur d'un échange entre plusieurs personnes.

        -C'est lui, affirma Helios en comprenant que seule une sirène pouvait être à l'origine de certaines réalisations.

        -Il est sûrement dans les parages, parla Vacchos, à voix basse.

        Les jumeaux s'octroyèrent quelques instants supplémentaires pour examiner le sous-bois. Il régnait ici un calme nocturne. Mis à part les poissons colorés, il n'y avait pas âme qui vive.

        -Il serait avisé de l'attendre, ne crois-tu pas ?

        Vacchos s'attarda sur la suggestion de son frère, mais autre chose semblait le contrarier.

        -Pourquoi aurait-il abandonné ses affaires en pleine nuit ? Les humains sont supposés dormir, ça n'a pas de sens.

        -Que faisons-nous Vacchos ?

        Ce dernier inspecta machinalement le décor, comme pour l'aider à réfléchir.

        -Surveille cet emplacement, pendant que j'explore le reste de l'île.

        Helios déglutit à l'annonce de la décision. Vacchos, quant à lui, avait déjà décroché de sa ceinture une fiole translucide de moyenne contenance. Il la dévissa pour l'ouvrir, sous le regard nouvellement inquiet de son frère.

        -Sommes-nous... ? douta Helios. Sommes-nous forcés de nous séparer ?

        -Il faut que tu sois ici, au cas où il reviendrait.

        Il approuva par un hochement, tâchant lui-même de s'en convaincre. Vacchos captura trois poissons qui glissèrent facilement dans la fiole. Il déploya ensuite le cordon jusqu'alors enroulé autour du goulot et le plaça autour de son cou. Les animaux marins ainsi portés en médaillon faisaient office de source organique de lumière.

        -Bien. Séparons-nous, dit Helios d'une voix plus assurée.

        -Oui. Ça ira, répondit Vacchos qui tentait de contrer sa nervosité par de la fermeté.

        L'un comme l'autre, les jumeaux hésitaient. Ils se dévisageaient, en se faisant violence pour rester forts bien qu'au fond, ils appréhendaient le moment des adieux.

        -Allez Helios ! lança Vacchos, cherchant à le motiver tout en se motivant lui-même.

        Il tendit son bras, la main ouverte. Son frère la lui saisit aussitôt avec force comme à l'accoutumée, à la manière d'un bras de fer. Ils se rapprochèrent ensuite, joignant leurs fronts. La lueur rose qui émanait de la fiole éclairait leurs deux visages aux traits similaires et parfaits. Front contre front, ils étaient symétriques par réflexion, comme si un seul des deux observait son reflet dans des eaux calmes et cristallines.

        Tandis qu'ils gardaient la position et se fixaient droit dans les yeux, Vacchos attrapa la figure d'Helios de son autre main, d'un geste protecteur. Ce dernier laissa échapper un sourire ému.

        -Fais attention, dit ce dernier avec sincérité.

        Vacchos conclut en tapotant amicalement le visage de son frère.

        -Ne t'inquiète pas.

        Les jumeaux s'écartèrent l'un de l'autre. Vacchos s'extirpa du point d'eau. Il rampa ensuite, s'engouffrant dans la petite forêt qui sembla s'éteindre à mesure que le guerrier s'éloignait.

        Helios se retrouva seul. Il ne décrocha pas son regard inquiet de la forêt devenue noire.

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Aquatilia ~ Le secret de la perditionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant