Partie I/4

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        La porte épaisse s'ouvrit avec élan. Mendoza se précipita dans sa cabine, puis referma à la hâte, comme si quelqu'un le pourchassait.

        Un autre homme était présent, adossé contre un meuble à la lueur d'une bougie. Il paraissait jeune, mais on ne pouvait pour autant lui donner d'âge. La blancheur de sa peau immaculée contrastait avec ses cheveux d'un noir d'encre qui retombaient sur des épaules droites, de chaque côté d'une raie. Son aspect était frappant. Surréaliste. Un cache-œil durcissait ses traits androgynes. Son visage était fin, ses pommettes étaient saillantes, sa bouche était épaisse mais non charnue. De longs cils et des sourcils subtils lui conféraient une touche d'élégance, voire de féminité. Les tissus qui l'habillaient étaient foncés, stricts, cuirassés. Une veste serrée, ornée de lanières et de boutons dorés, épousait son corps longiligne. Une petite souris blanche ne le quittait jamais. Peu de personnes savaient qui il était. Il restait mystérieux, impénétrable. On l'appelait le Lynx.

        Mendoza fit quelques pas, absorbé par ses réflexions. L'homme guindé le dévisageait sans sourciller.

        -Le Médecin est blessé, débuta Mendoza en analysant la situation.

        Il songea durement, le regard alarmé.

        -Ce n'est pas arrivé par hasard... C'est un avertissement. Il est vivant certes, mais il aurait très bien pu passer l'arme à gauche...

        Le Capitaine passait en revue les conséquences qu'un tel drame aurait eues. Cette pensée lui était effroyable, remettant beaucoup de choses en question. Le Lynx continuait quant à lui à examiner le pirate de son unique œil.

        -Mais le plus troublant... le plus troublant... c'est que cet événement-là en particulier s'est produit parce que d'autres se sont enchaînés d'une façon précise et cohérente. C'est comme si nous avions tous agi ensemble, que nous nous étions tous accordés, que nous avions tous été guidés par je ne sais quoi jusqu'à la réalisation de cet événement-là !

        Mendoza écarta une chaise de la table pour s'y asseoir, toujours dominé par le doute et le flux de ses pensées.

        -Tout s'est enclenché par la venue du gamin. Oui... Ça me semblait déjà étrange qu'un môme de son espèce décide d'intégrer la piraterie, mais... j'y suis maintenant.

        Il marqua un temps d'arrêt, préparant intérieurement son discours à venir.

        -Le Médecin a été blessé parce que le gamin s'est évadé, et le gamin s'est évadé parce que nous approchions d'une île, et nous avons vu cette île parce que nous étions tous sur le pont, et nous étions tous sur le pont pour flanquer au gamin la correction qu'il méritait, il la méritait parce qu'il venait de massacrer Jeffrey, mais ce gosse n'aurait jamais massacré Jeffrey si Jeffrey ne s'en était pas approché, et si Jeffrey s'en est approché c'est parce qu'il lui plaisait, et c'est parce qu'il lui plaisait qu'il a fait le choix de me trahir pour le libérer, et rien de tout ça n'aurait été possible s'il n'avait pas été notre prisonnier ! Et pourquoi est-il devenu notre prisonnier ? Parce que ce petit gosse de riche a voulu devenir pirate...

        Le Lynx offrit une graine à la souris, assise sur son épaule. Ses deux petites pattes l'attrapèrent.

        -Ce sont des signes, des messages ! Oui, on cherche à m'envoyer des messages, des messages forts, importants. Je dois les interpréter. Je dois en tenir compte. Ça pourrait marquer un tournant dans ma vie, je le sens, et... j'ignore si je suis prêt.

        Le Capitaine retira son tricorne qu'il lança négligemment sur la table.

        -Oui, je dois prendre le temps de comprendre...

        Il se passa une main sur le visage en soufflant profondément.

        Soudain, quelqu'un toqua et Mendoza sursauta.

        « Mon Capitaine ? »

        -Oui ! s'exclama-t-il en se retournant, pris au dépourvu.

        La mine joufflue de Pinning apparut dans l'entrebâillement de la porte.

        -Capitaine, commença sa petite voix pincée, nous attendons tous vos ordres. Devons-nous accoster sur l'île ? Nous sommes prêts à dresser le campement sur la plage, mais...

        -Le Médecin ? Comment va-t-il ? interrompit le Capitaine.

        Monsieur Pinning grimaça, confus.

        -Le Médecin ? Oh, fort bien Capitaine.

        -Où est-il ? Est-il sauf ? s'inquiéta Mendoza.

        -Il se repose dans sa chambre, sa blessure à l'épaule n'était pas très profonde. Rien d'alarmant ! Il a même pu extraire la balle lui-même.

        -Bien, il s'en est fallu de peu...

        Mendoza se frottait maintenant les paupières, lentement mais intensément.

        Pinning ne dissimulait pas son étonnement.

        -Capitaine ? Vos ordres ? tenta-t-il, le front ridé par un froncement de sourcils.

        Mendoza semblait égaré, les yeux dans le vague.

        Le Lynx ne perdait rien de la scène. La souris s'était redressée, tout aussi attentive.

        -Faites ce que bon vous semblera Monsieur Pinning, prononça finalement Mendoza.

        Pinning hésita d'abord, puis s'inquiéta vite, frappé par les paroles incompréhensibles de son Capitaine.

        -Mais...balbutia-t-il.

        -Vous gérerez la mission, est-ce clair ?

        -Mais, pourquoi Capitaine ?

        -J'ai besoin de réfléchir, dit-il avec détachement.

        Perdu, Pinning balaya la pièce du regard, puis croisa celui du Lynx.

        -B... bien Capitaine, se résigna-t-il.

        Une main sur la poignée, Pinning patienta sans bouger. Voyant que Mendoza l'ignorait, il décida de quitter les lieux, refermant doucement la porte. Il la rouvrit soudain.

        -Mais qu'est-ce que je leur dis ?

        -Pinning ! s'impatienta Mendoza.

        -D'accord, d'accord... marmonna le pirate, penaud, en déguerpissant.

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Aquatilia ~ Le secret de la perditionDove le storie prendono vita. Scoprilo ora