Chapitre 9 - Partie 2 : IMPAIR ET MANQUE

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Une bonne heure s'était écoulée et Alice, qui s'impatientait d'attendre Doraleen, laissa la famille Delhumeau à la table de la toupie hollandaise.

Détaillant la toilette des dames d'un œil critique et mettant en travaux les leçons de Delhumeau, Alice se laissa aller parmi la foule faite principalement des cercles mondains de la région, Paris ayant délaissé Deauville en cette saison encore fraîche. Au détour d'un petit salon, elle tomba nez-à-nez avec une figure qu'elle ne se serait pas imaginée voir au milieu de toutes ces mondanités. Mais elle reconnut sans aucune difficulté ce visage juvénile où se lisait une concentration enracinée dans un coin de son esprit. Le peintre de la plage.

Assis sur un fauteuil de velours rouge, sa tenue d'ouvrier dépareillait au milieu de la soie et des diamants. Un fuseau à la main, un carnet à dessin dans l'autre, il dessinait une riche dame d'un âge certain qui prenait une posture royale. Souriant, il ne manquait pas de plaire à ces dames qui repartaient avec le visage croqué pour une somme qu'il empocha d'un large sourire. Si Charles avait réveillé son appétit, ce jeune homme là en exacerbait la gourmandise.

Elle secoua la tête, honteuse et allait s'en retourner à ses compagnons quand la voix du jeune homme l'interpella, d'un anglais chantant.

— Miss Appletown.

Avec politesse, elle se retourna ne sachant pas si elle appréciait qu'il l'avait vue.

— Je ne me suis pas trompé, c'est bien vous. Je vous fais le portrait ? demanda-t-il, tandis que la dame suivante sur la file d'attente se pinça les lèvres de se voir voler la place.

— Oh non je ne voudrais pas...

— Allons, venez ! En quelques traits ce sera fait.

Il ne lui laissa pas le choix, la prenant par le bras et la faisant s'asseoir.

Alice ne sut comment mettre ses bras et le reste de son corps, mais le jeune artiste en avait lui une idée bien précise et plaça ses membres et le reste tel qu'il lui plu. Elle le laissa faire, sentant son souffle s'acoquiner un peu trop avec la commissure de ses lèvres. Voilà ce qui devait principalement plaire chez ces dames qui attendirent leur tour avec politesse.

— Voila qui est bien mieux.

Alice regarda sa posture. La façon qu'avait son bras de pendre d'un côté du fauteuil, tandis que le reste de son buste se penchait vers un livre qu'elle négligeait de tout regard n'était pas pour lui déplaire, sans toutefois trouver cela très conventionnel.

— C'est ainsi que vous me voyez ?

— Oui.

— Négligée ?

— Non. Juste loin de ce que l'on attend de vous. Les conventions, les minauderies c'est à mille lieux de ce que vous êtes. Votre corps enferme un esprit libre et vous peinez à savoir ce qu'il convient le mieux de faire. Laisser la société dicter les règles ou bien laisser libre cours à vos désirs inassouvis.

Alice entrouvrit la bouche sans qu'aucun son n'en sorte, médusée, autant fut-il possible de l'être d'être démasquée de la sorte. Elle peina à reprendre contenance et ne trouva de secours que dans une attaque.

— Vous êtes donc tous si insolents, les français ?

Le jeune artiste qui commençait à la croquer, releva un bref instant son visage enjôleur.

— Vous êtes magnifique.

Il n'y avait pas mot plus pétrifiant que celui-là. Des mois, des années qu'un homme ne lui avait fait un compliment si simple et pourtant, il brisa en elle toutes ses chaînes que la société avait mis à ses poignets dès sa naissance. L'icône de la femme figée dans cette esclavagisme où le silence se confondait avec la souffrance et la frustration. Il n'y avait eu que deux hommes pour lui rappeler sa condition intime. Frederic Potter, libraire de son état, qui le premier lui avait enseigné l'acte charnel et Henry Delhumeau et l'étreinte fougueuse qu'ils avaient partagé l'année précédente. Si de ces deux hommes lui avaient chacun, l'un par son besoin viscéral de prendre son plaisir en premier et l'autre par la politesse toute relative avec laquelle il n'avait pas donné de suite, fait prendre conscience que son sexe réclamait plus que ces intentions égoïstes. Elle dévisagea le jeune artiste pris par son art et trouva en lui de quoi troubler ses envies les plus intimes. S'ils n'avaient pas été si entourés, un simple geste de sa part et Alice aurait savouré ces moments dont Doraleen et les hommes en général faisaient leur quotidien. S'adonnant à l'acte charnel par besoin, bien plus que par sentimentalisme.

66 Exeter Street, tome 3 : Les vacances de Monsieur DelhumeauWhere stories live. Discover now