Chapitre 1 - Partie 2 : DANS LES AIRS ET SUR TERRE

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Le wagon n°9 pouvait paraître rudimentaire. Mais le bois chaud et les quelques glands pendus en guirlande sur les filets à bagages ajoutaient une note fastueuse. Les bancs en bois étaient des assises rendues plus confortables par les quelques voyageurs prévoyants qui avaient amené avec eux un coussin. Ils n'étaient qu'une vingtaine dans ce wagon, mais pour beaucoup, des gens d'une classe sociale qui pouvaient s'accommoder de la demi-mesure. Ces messieurs conservaient cravates et chapeaux haut de forme, quand ces dames avaient sorti la fine dentelle et la mousseline, se donnant quelques brins d'air d'éventail qui devaient coûter une petite fortune pour certains. Des couleurs chatoyantes et un air floral de printemps - signes que la nature reprenait vie - envahissaient l'habitacle ainsi que quelques bribes de conversations policées.

Un calme relatif qui convenait bien à la jeune femme installée de tout son long. Sur le banc qui lui faisait face, deux gros bagages placés là judicieusement pour inviter quiconque à s'asseoir ailleurs. Sans nul doute que cette tactique fut efficace, mais bien moins que le regard revêche de la jeune femme.

Car Luz Petitpont, épouse émérite, mère de trois enfants, rousse aux formes généreuses et un esprit si génialement créatif que l'on pouvait la comparait à un Léonard de Vinci en jupon, avait de la morgue dans chaque sourire. Ses yeux marron malicieux avaient également cette faculté de laisser entendre que le goût du sang était favorisé à chacun de ses déjeuners. Se laissant bercer par le cahot du train, elle s'assoupissait en lisant un livre sur les dernières recherches en aéronautique. Voir un tel ouvrage dans les mains d'une femme devait également contribuer à sa tranquillité. Elle savait que bon nombre d'hommes lui jetaient des regards outrés. Sa nonchalance et sa poitrine engoncée dans un corsage bleu pâle brimant les institutions en matière de savoir-vivre et elle s'en moquait avec impertinence.

Soudain, la tranquillité fut brisée par l'ouverture de la porte du wagon. Le sifflement et les rythmes des bielles envahirent l'habitacle avant que la porte ne soit refermée ramenant un tant soit peu de silence. Mais le pas volontaire, presque furieux, fit soupirer Luz d'exaspération. Sa lecture s'achevait maintenant.

- Vous étiez en retard, se défendit-elle mollement, en écartant ses pieds pour laisser place au nouvel arrivant.

- Silence femme de peu de foi, déclama Delhumeau en se tenant devant elle.

Elle l'inspecta des pieds à la tête et eut une moue moqueuse de son visage rond, aux joues roses sur teint de porcelaine.

- Qu'est ce que vous avez encore fait ? demanda-t-elle en le voyant dépenaillé, les cheveux ébouriffés.

- J'ai pris le train en marche.

- Vous ne faites décidément rien comme tout le monde. Pédant !

Pour toute réponse, Henry ouvrit son sac de voyage et en sortit une chemise propre.

- Pourquoi a-t-il fallu que vous m'accompagniez, maugréa-t-il en se moquant bien d'attirer sur eux tous les reniflements de dédain.

- Parce que c'est mon prototype, cracha-t-elle à son tour en posant la main sur un sac à dos en toile brune.

Henry jeta sa veste et son gilet dans sa valise et se défit de sa chemise en écartant purement et simplement les deux pans de tissu. Les boutons cédèrent et volèrent en travers du wagon sous les regards médusés des voyageurs qui voyait ce dernier arrivant se mettre à demi-nu.

Ce torse musclé saillant, stigmatisé de cicatrices, dont une brûlure lui barrant le dos choqua autant qu'il attira les convoitises des dames moins regardantes ou assez seules pour y risquer un œil concupiscent.

66 Exeter Street, tome 3 : Les vacances de Monsieur DelhumeauWhere stories live. Discover now