Chapitre 8 - Partie 1 : SUR LES CÔTES FLEURIES

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23 mai 1888

Le moins que l'on pouvait dire, c'était que la joyeuse troupe des Delhumeau ne passait pas inaperçue où qu'elle allait. Alice restait encore médusée de tant de visages. Elle avait même éprouvé quelques difficultés à se souvenir des prénoms de tous les enfants, mais avait déjà décelé quelques caractères bien prononcés.

Augustin, quatre ans, était assurément le petit clown de la fratrie et elle avait vite compris qu'il fallait avoir l'œil avec ce garnement qui ne ratait pas une occasion de faire une farce. Mais les jumeaux de quinze ans, Adèle et Jules, ne semblaient pas en reste non plus. Ils prenaient bénéfice de la moindre occasion pour se moquer du monde avec une intelligence presque déconcertante. André, neuf ans, était, lui, le plus intelligent, le plus cultivé et il était même curieux de voir un garçon si jeune plongé dans un livre sur les structures du cosmos que son cher oncle venait de lui offrir. Pierre, répondait admirablement au rôle de puiné, même si il n'était arrivé que deux ans après les jumeaux. Il était calme, obéissant, et montrait l'exemple, tannant ses frères et sœur s'ils venaient à circonvenir aux règles de la maison. Mais celui qu'elle trouvait le plus touchant était le petit Célestin. Du haut de ses cinq ans, cet amoureux des bêtes lui avait tellement appris sur les animaux, tandis qu'ils étaient bringuebalés par le train, qu'elle ne pouvait s'empêcher de voir en lui son propre frère, Andrew. Elle retrouvait dans le regard de ce petit garçon les traits de caractère de son aîné, par son espièglerie et son enthousiasme à parler de tout et de rien. L'absence d'Andrew était toujours aussi douloureuse bien que plus discrète avec les années. Enterrer en six mois d'intervalle mère et frère restait une souffrance pour Alice qui gardait en elle les douleurs de ce passé. Aussi était-il revigorant de contempler le spectacle de cette famille. Et si de prime abord, ils n'avaient rien de l'icône idéale d'une bonne famille, la solidité de leurs liens affectifs, la connivence de leurs gestes, la tendresse de leurs regards et même la singularité de leurs accrochages toujours patinés d'une pointe d'humour, les rendaient plus solidaires et touchants que toute autre image d'Epinal.

Mais en l'instant, les adultes étaient plutôt un cordon permissif, entourant des enfants qui ne cessaient leur verbiage dans un compartiment qui c'était peu à peu vidé de ses voyageurs agacés de tant de bruit.

— Et toi c'est quoi l'animal qui te fait peur ?

Alice sursauta. Consciente qu'elle s'était perdue dans la conversation pour cette étude sur la famille Delhumeau, elle dévisagea le petit Célestin dont le nez en trompette renifla avec insolence.

— Tu m'écoute plus, Alice.

Curieux comme ce petit garçon avait bien vite acquis que le tutoiement lui était permis par l'indulgence de son jeune âge. Et sans s'en formaliser, Alice Appletown trouva cela attendrissant.

— Célestin, on ne tutoie pas les grandes personnes, c'est impoli, souffla sa mère qui pourvut un sourire d'excuse à Alice.

— Ce n'est pas grave, reprit Alice. Il a raison, je me suis laissée emporter par les rêvasseries.

— Père dit qu'il est inconvenant de rêvasser, souffla hautaine la jeune Adèle, le nez plongé sur son roman d'aventure.

Perturbée par tant de liberté de parole, elle regarda le jeune fille et décela sur son visage un air moqueur qui n'était pas sans lui rappeler Henry dans ses moments de facétie. La jeune Adèle était d'une nature quelque peu insidieuse. Il était à espérer que le passage à l'âge adulte verrait cette état d'esprit profondément ancré dans son attitude et son regard, disparaître. Sans se départir de son répondant devenu naturel avec Henry, Alice réagit sans réfléchir.

— Votre père a raison, jeune fille. Aussi soyez plus assidue dans votre lecture.

L'enfant glapit et dévisagea tour à tour Alice et sa mère. Ce devait bien être la première fois qu'on lui répondait avec autant d'audace qu'elle ne rétribuait d'arrogance elle-même.

66 Exeter Street, tome 3 : Les vacances de Monsieur DelhumeauWhere stories live. Discover now