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Deuxième jour, en milieu d'après-midi.

        Inigo se tapa brusquement le front de sa large paume de main.

— Non, ça ne va pas du TOOOUUUT ! cria le maitre d'armes.

        Devant lui, quatre jeunes gens, les genoux flageolants, tenaient d'une main incertaine une épée de bois. Le travail d'Inigo consistait à former et entretenir l'armée du royaume. Il occupait aussi le poste de chef de la garde royale, de major en chef de l'armée royale, de l'expert-tacticien royal, de maitre armurier royal, de gardien des cachots en chef et de membre honorifique des tricoteuses royales*.

        Inigo n'avait pourtant pas le physique du héros légendaire. Il était plutôt petit, trapu et avait du poil sur le dessus des doigts. Son visage affichait en permanence une mine renfrognée aux traits hostiles, propre à ceux qui passent leur vie à donner des ordres. En plus des rides de la cinquantaine qui gravaient profondément son visage, une multitude de cicatrices renforçaient cette impression de l'homme qui en a vu d'autres. Massif comme un petit char d'assaut, on se demandait où l'on pouvait bien frapper pour l'assommer. Inigo était ce genre d'homme qui restait sur ses deux jambes et vous faisait salement regretter ce vicieux coup de gourdin**.

        Mais en ce moment, en plus de son air renfrogné habituel, il affichait un désespoir latent. Il entrainait les troupes de l'armée royale depuis plus de 20 ans, et ce n'était que de pis en pis. La phase d'accalmie que traversait ce royaume depuis une trentaine d'années avait plongé tous ses habitants dans une confortable léthargie.

        Oui, tous ses habitants. Tous sauf un. Inigo lui, se battait comme un petit diable*** pour tenir le royaume en veille. On le disait fou de vouloir entretenir une armée, alors qu'aucun autre royaume ne levait l'ombre d'une menace. Le vieux maitre d'armes n'était pas dupe, il voyait clair dans leurs jeux. Enfin, plus aussi clair qu'il y a 20 ans, mais quand même. Les seigneurs voisins attendaient seulement qu'ils soient assez endormis pour leur sauter dessus. Et vlan, le royaume tomberait au premier assaut.

        Inigo savait de quoi il parlait. Il se rappelait très clairement la guerre du roi Hedmon. En ces années lointaines, il servait le royaume en tant que soldat de première ligne. Cela n'avait pas été agréable. Pas du tout.

        Cent réservistes, c'était tout ce qu'il demandait. Au bout d'interminables discussions et de négociations sans fin, le roi Lambert lui en avait finalement accordé la moitié, c'est-à-dire cinquante réservistes. Si on additionnait les trois gardes royaux officiels, lui-même et peut-être le forgeron, cela donnait... cinquanétataque soldats (selon la méthode de calcul d'Inigo). Qu'importe, c'était nettement insuffisant pour bloquer une invasion massive. Certains diront que ça valait toujours mieux que rien du tout, mais encore, ces cinquante réservistes devaient être capables de tenir une épée. Ces quatre nouvelles recrues qui se présentaient actuellement devant lui arrivaient tout juste à tenir sur leurs deux jambes.

— On RECOMMENCEEEEE ! lança violemment Inigo avec quelques postillons pulvérisés.

        C'est ce moment que choisit le roi Lambert pour se présenter. Lambert n'adhérait pas franchement au régime militaire d'Inigo. Le roi privilégiait plutôt la diplomatie que la barbarie. Pourquoi posséder une armée, s'il suffisait d'un petit gouter en tête-à-tête pour régler tous les différends****. Mais d'un autre côté Inigo avait consacré sa vie à la défense du royaume. Lambert ne pouvait simplement pas le retourner comme un vieux chiffon sale. Il faut aussi avouer que, lorsque le chef militaire nous narrait le récit de la dernière guerre à trois centimètres du visage, tout en postillonnant à chacun des détails croustillants, cela incitait à donner rapidement son accord avant d'aller vomir dans les toilettes.

        C'est ici qu'en était le roi. Mais aujourd'hui, et à bien y penser pour la première fois de sa vie, Lambert avait une demande à lui présenter.

— Bonjour, Inigo.

        Surpris, le petit homme se retourna net, puis exécuta une courte révérence improvisée.

— Votre majesté.

        Lambert se surprit de constater à quel point Inigo était ridé et usé pour son âge. Les atrocités qu'il avait surmontées plus jeune pouvaient être responsables de ce vieillissement accéléré. Ou peut-être aussi que s'il souriait de temps en temps, les muscles de son visage se défriperaient un peu.

— J'ai une requête à vous présenter Inigo, lança le roi.

        Le maitre d'armes parut d'abord surpris, puis désemparé. Comme si le Père-Noël retontissait à l'improviste pour reprendre les cadeaux qu'il nous avait offerts étant enfant.

— Heeeee.... oui ? répondit Inigo incertain.

— J'aimerais que vous prépariez un petit bataillon. Disons dix de vos meilleurs hommes. Nous partons en mission demain après-midi... s'il fait beau, ajouta le roi après réflexion.

        D'un état de surprise, Inigo passa en mode de stupéfaction. La bouche grande ouverte, il regardait le roi comme l'on pourrait regarder un jeune enfant qui réclame deux kilos de plutonium pour son projet de fin d'année.

— Bon, c'est ça, termina le roi avec précipitation.

        Puis Lambert s'en retourna vers le château. Mieux valait laisser le temps à Inigo de digérer la nouvelle. Après tout il n'était plus très jeune, un certain temps était peut-être nécessaire à l'assimilation d'une nouvelle demande. Mais voilà qui était fait. Satisfait de lui, Lambert passa mentalement en revue le reste de son plan. Oui, cette nouvelle vie lui plaisait bien, se dit-il. Finalement il allait faire quelque chose de grand.

        Et pendant cette intermission imprévue, trois des quatre recrues en profitèrent pour déguerpir silencieusement sans réclamer leurs dus.


* À son grand dam doit-on dire. Quelques admiratrices secrètes lui avaient déclaré le titre en douce.

** Par le passé, un certain petit brigand a cru pouvoir mettre Inigo hors combat d'un vicieux coup de gourdin derrière la tête. Aujourd'hui une rue porte le nom du pauvre homme en mémoire à ses souffrances.

*** Le terme était des plus approprié.

**** Lambert appliquait cette technique avec tous ses sujets, et cela fonctionnait très bien. Alors il ne voyait aucune raison pourquoi qu'elle ne fonctionnerait pas aussi avec un chef Viking assoiffé de pillage.

Chroniques Frivoles d'un Royaume ModesteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant