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Tout juste passé le zénith de la première journée.

        Du coin de sa serviette de table, le roi s'essuya délicatement le coin des lèvres. Ce potage avait plutôt bien passé, soupira intérieurement le roi avec grand soulagement. Son chef cuisinier s'améliorait de jour en jour, ou alors les saveurs infectes avaient fini par bruler toute sensibilité de ses papilles gustatives. Le roi préféra croire à la première hypothèse, qui du coup, prit forme de réalité. En parlant du mouton*, voilà Arnold qui se présentait avec la salade.

— Votre salade monsieur, s'inclina le chef cuisinier en déposant l'assiette de verdure devant Sa Majesté.

— Merci Albert**. Votre potage était... le roi chercha l'adjectif convenable qui méritait d'être apposé, mais au bout de quelques instants, renonça en laissant la phrase en suspens.

        Arnold s'en retourna à reculons en effectuant une courte révérence. À défaut d'autre chose, ce cuisinier connaissait le protocole royal, chose qui manquait gravement au reste de sa cour songea le roi avec mélancolie. Remarquez que ce n'était pas faute d'avoir essayé, mais chaque fois le même phénomène se produisait. Les premiers jours suivant un sévère rappel du protocole, tous les sujets appliquaient (ou du moins tentaient d'appliquer malgré leur savoir limité et/ou déformé), l'étiquette appropriée face à leur souverain. Mais plus les jours passaient, plus le protocole s'effritait. Lambert finit par se fatiguer de répéter ce jeu lassant et laissa les choses prendre leur cours naturel. Après tout, il était qu'un simple roi sans prétention ni ambition.

        Lambert se surprit alors à entretenir de si grises pensées. Ces sombres songes n'allaient quand-même pas gâcher son diner, dit-il en se ressaisissant un peu. Empoignant sa fourchette, Lambert piqua de son assiette une feuille de laitue bien verte. Le mouvement qui portait sa fourchetée*** à sa bouche s'arrêta net. Là, au centre de la feuille de laitue, une limace gluante le fixait d'un regard perdu. Surpris, dégouté, apeuré, le roi se leva d'un bond et lâcha sa fourchette en même temps qu'un cri perçant****.

        Sous la table, Brutus se réveilla en sursaut, le dos arrondi, toutes griffes sorties. Bousculée par la masse du molosse, la table royale se souleva d'une secousse. Se trouvant au bout de cette table, l'assiette de salade fut projetée et ce, en pleine tronche royale. Surprise et confusion firent reculer le roi d'un pas, qui tristement, se prit le pied dans le trône et fit basculer le reste de son corps de manière disgracieuse mais ô combien hilarante.

        Pour le souverain acrobate, tout ne fut plus que noirceur. 


* Suite à un fâcheux concours de circonstances qui mit en scène la phrase « en parlant du loup », une porte laissée entre-ouverte et un véritable loup, l'arrière-grand père de Lambert avait décrété que désormais l'expression correcte serait : « en parlant du mouton ». Si cela devait un jour se reproduire, il sera moins effrayant de voir surgir un mouton affamé dans la cuisine.

** Pour une raison inconnue, Lambert avait toujours persisté à appeler son cuisinier Albert plutôt qu'Arnold. Celui-ci ne protestait pas, préférant de loin Albert à espèce d'incapable.

*** Pourquoi n'existe-t-il pas de nom pour définir le contenu d'une fourchette ? Il ne faut pas faire de discrimination entre ustensiles. Si l'on peut dire cuillerée, alors on doit pouvoir dire fourchetée.

**** N'allez surtout pas lui rappeler sa réaction. Personne, et de surcroit pas un roi, n'apprécie que l'on mette sa virilité en doute en le comparant à une fillette de trois ans. Vous risquez d'en prendre pour trois ans. Ferme.

Chroniques Frivoles d'un Royaume ModesteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant