vingt-deux

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Il ôta mes mains de ses joues, entourant avec regrets mes poignets trop fins pour ses larges doigts. Je le laissai faire, pensant ce que je disais sur toute la ligne et espérant de tout cœur qu'il croie en la sincérité de ma voix. La tête basse, je n'avais pas vu son sourire depuis plusieurs heures; presque pas une fois depuis qu'il s'était assis devant moi à la bibliothèque. Mais j'étais là, habillé d'un jean et d'un t-shirt simple, de simples baskets salies par la poussière des sentiers, face à lui, depuis une bonne vingtaine de secondes.

Ce qu'il me disait avait fait naître un tout autre scénario à l'intérieur de moi, et je le voyais. Je l'imaginais déjà, les mains dans les poches alors qu'un insecte inconnu frôla mon épaule. Ses mains rejoignirent aussi ses poches, n'osant plus du tout lever la tête. Il reprit sa marche, passant à côté de moi et je repris en même temps, à sa droite, cette fois. On marchait en direction de chez moi, et la sérénité de cet endroit désert d'habitations s'était changé en un silence pesant, comme s'il prenait le temps d'évaluer ce que je venais de lui avouer, peu convaincu ou bien complètement indifférent. Mais peu importait, je voulais simplement qu'il s'en souvienne, tant pis s'il n'y croyait pas. Il n'était plus seul, maintenant. Sans chercher à comprendre sa réaction, je marchais le regard droit devant moi.

-Dis moi que tu me considère pas uniquement comme un binôme de travail, s'il te plaît. demandai-je sur un coup de tête, ce qui brisa le silence.

Je n'avais pas réfléchi, et je me disais que j'aurais sûrement dû mais je ne pouvais pas me mentir à moi-même plus longtemps. En dehors de mon inquiétude pour son état, la question me préoccupait plus qu'intérieurement, parce que mon esprit tourmenté inventait toutes sortes de réponses plus blessantes les unes que les autres, plus horribles, plus effrayantes; et plusieurs fois j'avais fini en larmes. Mon imagination n'avait vraiment aucune pitié, aucune. Et c'était à ce moment, la première fois qu'une larme était née de cette torture mentale que j'ai réalisé une chose. Son avis comptait, ce qu'il disait et pensait, plus que ce que je pouvais tolérer. J'essayais d'en faire abstraction mais... Inutile. Alors je m'efforçais de ne pas agir en conséquence.

Je n'en pouvais plus des suppositions que me soumettait mon imagination, elles avaient un impact direct sur mon cœur et j'en avais assez. Quitte à être blessé, je ne pouvais que l'être, de toute façon, mais moins que mon imagination le faisait.

Il rit, d'un rire amer, malade. Ce n'était même pas un véritable rire, mais plutôt l'expulsion d'un sentiment trop irritant pour y croire. Regardant le ciel, j'avais presque l'impression qu'il se moquait de moi.

-Tu crois vraiment que je te dirais autant de choses personnelles si c'était le cas. sécha-t-il, d'une voix cynique, qu'il laissa en suspens. C'est pas toi qui devrais te poser la question.

Je ne me sentais pas le moins du monde offensé par sa réponse puisqu'il m'avait au contraire assuré que je n'étais pas qu'un simple intello avec qui il était obligé de bosser parce qu'un prof l'avait décidé. Toutes mes interrogations, mes scénarios destructeurs, mes idées noires tombaient dans le néant et je me sentais cent fois plus léger. Malgré cela, sa seconde phrase me restait en tête, que je n'étais pas censé être celui qui se posait la question. Qu'est-ce que cela signifiait? Je n'en étais pas certain, mais j'avais le vague pressentiment qu'il essayait de me faire comprendre que lui avait plus de raisons de se poser la question que moi. Mais pourquoi?

Je n'ai jamais eu de telles pensées, après les premiers jours de travail en commun; dès le début, j'avais toujours été envieux de lui et de sa capacité à n'en avoir royalement rien à faire des autres, des profs, des notes. Puis intrigué par son comportement, son histoire. Puis inquiet. Jamais il n'a cessé d'avoir une place quelque part. Mais fort heureusement, il ne pouvait pas lire dans mon esprit bien que ça me soit déjà arrivé d'en avoir l'impression. Cependant, je n'avais jamais fait attention à la façon dont je me comportais.

Pensait-il par là que j'agissais trop en tant que simple binôme de travail? Je ne le saurai jamais.

-Comment ç-

-Tu m'as donné la réponse tout à l'heure... dit-il en me regardant. En me disant que je n'étais plus seul.

Mon sourire revint; quelque part, je pouvais être certain qu'il garderait cette phrase en mémoire; parce qu'il avait été seul tellement longtemps. Entendre ça du crétin que j'étais, ça m'était égal qu'il ne soit pas convaincu du reste s'il se souvenait de cela; c'était le principal.

-J'étais sincère en disant ça. souris-je en m'apercevant de la cadence qui ralentissait. J'ai commencé à me poser la question quand tu m'avais dit que ça te dérangeait pas de travailler avec moi du moment que je la fermais. Je pensais que tu étais sérieux. avouai-je un peu embarrassé.

Il rit, franchement cette fois, amusé de mon embarras probablement inutile même si aujourd'hui je réalisai la plupart de nos discussions avaient lieu alors que nous étions censés travailler; j'en avais alors conclu que cette condition n'était plus d'actualité. Le fait était, ça ne m'avait pas offensé et bien au contraire, cela allait de soi que chacun soit silencieux pendant que l'autre travaillait et il adhérait d'ailleurs lui-même à cette politique.

C'était seulement lorsque nous avions commencé à s'échanger quelques mots, qu'il avait commencé à me faire suffisamment confiance pour me confier des choses très personnelles qui constituaient de béantes failles pour lui. Lorsque je me sentais digne de confiance à ses yeux, que j'avais cette impression d'être une personne avec qui il était à l'aise pour libérer tout ce poids sur son cœur. Mais le lendemain, il s'asseyait simplement en face moi à la bibliothèque sans m'adresser un regard, ni le moindre mot, puis faisait ce qu'il avait à faire avant de s'en aller de la pièce en m'ayant à peine accordé deux œillades.

-En fait, je plaisantais pas. révéla-t-il, ce qui me fit lever un sourcil, douloureusement. En effet, quand je travaille, j'aime autant que tu te taise, tout comme je me tais quand tu travailles. poursuivit-il, sur un ton plus rieur que menaçant. Mais, en dehors du travail après... Je sais pas?

Il marchait en biais, à moitié tourné vers moi jusqu'à ce l'on atteigne l'entrée de l'allée de ma maison. On s'arrêta. Faisant d'abord semblant d'être scandalisé, je ne pus retenir un immense sourire de s'adresser à lui pendant que je me retournais. Je manquai d'éclater de rire en voyant à quel point lui était embarrassé et se retenait de sourire.

-Est-ce que ce serait pas une invitation pour traîner ensemble en dehors de nos heures de travail ça, Monsieur Lee? demandai-je comme si je n'avais pas déjà deviné.

Je riais devant l'inexistante subtilité avec laquelle il avait amené sa proposition mais surtout du fait que j'ai été assez stupide pour n'avoir rien vu venir. Je riais de bon cœur, maintenant.

-Maintenant que je suis plus seul, je vais plus pouvoir me débarrasser de toi à présent, j'me trompe? me taquina-t-il, ne pouvant plus dissimuler son demi-sourire satisfait.

Posant une main sur ma nuque, je répondis par la négative, heureux. D'avoir une place autre que celle de collègue ou camarade dans sa vie, plus complice, plus amicale, plus intime. Alors que je m'approchais de lui pour lui donner une accolade, encore le rose de mon rire sur les pommettes et le sourire qui étirait mes lèvres depuis lors, je lui tendis une main et l'autre bras s'apprêtant à recevoir son épaule.

-Allez, rentre chez toi, crétin. me taquina-t-il en saisissant ma main et retenant mon épaule contre son torse. Regarde toi, t'as le rouge au joues, on te croirait ivre.

Il me lâcha avant de me mettre une minuscule tape derrière la tête. Il disait cela en étant lui-même rouge pivoine, et n'avait pourtant aucune raison de l'être puisqu'il m'avait juste proposé de se voir en dehors de nos heures de travail mais étant donné que ça avait l'air d'être une première pour lui, je ne fis aucune remarque et rentrai simplement chez moi.

-A demain! dis-je en introduisant la clé dans la serrure, l'apercevant toujours au bout de l'allée.

Si seulement j'avais su à l'avance ce qui m'attendait en passant cette porte... Cela dit, connaissant ma mère, j'aurais très certainement dû m'en douter.

Last Row || nominWhere stories live. Discover now