17.1 : Jennifer

318 56 0
                                    

L'affolement de l'Ange la tira du sommeil. Presque aussitôt cependant, leurs pensées et souvenirs se lièrent et apaisèrent ses inquiétudes : Clara n'avait pas été victime d'un mauvais sort.

Consciente des investigations que ses pouvoirs menaient sur sa rencontre nocturne, elle cligna des yeux et observa le plafond sale de la pièce assombrie. Résolument exposé au nord, le bureau ne profitait jamais d'aucun rayon de soleil, cerné de plus par de hauts bâtiments qui retenaient la lumière. Seule la destruction des immeubles alentour illuminait un peu ses vieux murs et permettait à Clara de deviner que le jour se levait à peine.

Je n'ai pas dû dormir plus de deux heures.

Pendant ce temps, l'Ange découvrait son échange avec Aimé. Nostalgie, regrets... les émotions se bousculaient, pour une fois bien distinctes des siennes. Cependant, elle s'en trouvait toujours affectée et s'impliquait dans l'étrange relation qui les liait, tous les trois. La réaction de l'Ange s'expliquait : leur séparation n'avait pas été consensuelle. Aimé s'était sacrifié sans le consulter ni le prévenir. Mis devant le fait accompli et aux prises avec un hôte dont les pouvoirs le dépassaient, l'Ange avait renoncé à se battre. La symbiose à laquelle il aspirait n'avait jamais été possible avec cet homme, quand bien même leurs tempéraments s'étaient accordés le temps de leur cohabitation.

Le cerveau encore embrumé de sommeil, l'esprit confus et parasité par l'Ange, elle cacha son visage de son avant-bras. Sans surprise, cette technique ne l'aida pas à contrer sa fatigue ni à calmer ses émotions. Ses yeux, toutefois, l'en remercièrent.

La fierté dominait à présent chez l'Ange. Aimé avait, par-delà la mort, trouvé le moyen de la contacter... mais l'important message qu'il aurait dû lui faire passer des années plus tôt arrivait trop tard pour lui être d'un quelconque secours. Il ne lui avait rien révélé qu'elle n'eût déjà appris de Samuel, mais lui offrait une aide supplémentaire encore nimbée de mystère. Clara s'interrogeait sur la puissance et la forme que prendraient ses pouvoirs, autant que sur leur efficacité contre le Premier Fossoyeur. S'il avait eu le pouvoir de le détruire, pourquoi ne l'avait-il pas fait plus tôt ?

L'oreille tournée vers le moindre bruit, la moindre perturbation, elle n'entendait rien. Pas de signe d'éveil dans le bar, pas de vacarme au dehors, pas même le pépiement d'un oiseau dans les environs. Quant au sommeil, elle ne le retrouverait probablement pas, malgré ses yeux brûlants et sa fatigue. Son cerveau en avait décidé autrement.

À la lumière de tout ce qu'elle avait appris, Clara n'entrevoyait toujours aucune solution au problème que posaient les Fossoyeurs. La puissance de ces êtres ni morts ni vivants dépassait son entendement. Après trois jours, elle n'avait acquis qu'une seule certitude : s'attaquer à leur cerveau pouvait les ralentir, voire les stopper... mais encore fallait-il réussir à l'atteindre sans leur offrir une ouverture qui lui coûterait la vie.

Un soupir audible s'échappa de ses lèvres et emporta avec lui le reste de son déjà maigre courage.

« Tu as réussi à vaincre Darmack seule. Cette fois, tu es épaulée, à la fois par Samuel et Aimé... à vous trois, vous devriez parvenir à un résultat.

— Mais Samuel me laissera agir.

— Clarme est un territoire sous le contrôle de l'Ange. S'il prend l'initiative, non seulement il vous expose tous deux aux foudres d'autres membres du Contendere, mais il risque de renverser l'équilibre qui s'est installé depuis des siècles. »

Elle découvrit que cette répartition des territoires ne s'était pas faite en un jour et avait occasionné, aux débuts de l'existence du Contendere, de longues luttes de pouvoir. Permettre au Meilleur d'intervenir à sa guise sur ses terres donnerait une raison à tous les autres pour rediscuter leurs frontières, à la force de leurs sorts si nécessaire.

Il ne lui fallut qu'un instant pour comprendre : Samuel avait les mains liées et Aimé était mort... Une fois encore, elle devrait s'exposer.

Un éclair d'agacement déchira le fil de ses pensées.

« Cesse de fuir ou de vouloir rejeter la responsabilité sur un autre ! gronda-t-il dans le secret de leurs esprits entremêlés. Il n'est certes pas de notre ressort d'éradiquer les Fossoyeurs, mais il est de notre devoir de protéger Clarme et le reste de notre territoire des attaques, quelles qu'elles soient ! Alors ne te décharge pas de ta responsabilité sur un autre. Plus tôt tu l'accepteras, mieux tu seras armée pour y faire face ! »

Le sermon l'agaça, mais elle reconnut qu'il avait raison. Se lamenter sur des éléments qu'elle ne pouvait maîtriser ne lui apportait rien. Décidément, le stress faisait ressortir ses mauvaises habitudes.

Elle se redressa sur un coude, décolla ses paupières irritées et se trouva nez à nez avec un visage décharné dont les yeux, voilés par la mort, plongeaient dans les siens. La vision, aussi soudaine qu'inattendue, lui arracha un hurlement de terreur et rompit net le fil de ses réflexions. Dans sa précipitation à s'en éloigner, elle tomba à bas du canapé. L'apparition s'était dissipée aussi rapidement qu'elle était apparue : le temps d'un battement de cils.

Quelques secondes plus tard, la porte s'ouvrait en grand et Éric surgissait au beau milieu d'une pièce où seule Clara se trouvait.

— Clara ! Qu'est-ce qui se passe ?

Frère et sœur échangèrent un regard, inquiet pour le premier, choqué pour l'autre, tandis que la quiétude regagnait le bar.

— Qu'est-ce qui t'est arrivé ? Un problème ?

À pas de loups, il s'approcha. À force, Éric commençait à comprendre qu'il n'était pas souvent de taille à affronter les ennuis de sa sœur. Elle se releva en frottant son arrière-train douloureux puis ramassa la couverture qui l'avait suivie dans sa chute.

— Je... je suis simplement tombée.

Les épaules d'Éric s'affaissèrent et il relâcha son souffle.

— On aurait dit que quelqu'un tentait de t'égorger. Tu me fais de ces frayeurs parfois... !

— Désolée.

Derrière Éric, une chevelure blonde et bouclée apparut. La fillette pencha sa tête sur le côté, presque entièrement dissimulée par le corps du journaliste, et dévisagea Clara avec intérêt. Elle disparut dès qu'Éric amorça une rotation sur lui-même pour découvrir ce qui avait capté l'attention de sa sœur.

— Qu'est-ce que tu regardes ?

— Rien... Excuse-moi, je me suis... réveillée un peu vite.

Il se laissa tomber sur le canapé à côté d'elle.

— Cauchemar ?

— Oui, mentit-elle.

— Ça peut se comprendre, vu les circonstances... Tu veux en parler ?

— Non... non. Je ne préfère pas. Retourne te coucher. Je vais bien.

Il la dévisagea, suspicieux, mais sa proposition le séduisait.

— Sûre ?

— Oui. File.

Alors que la porte se refermait sur lui, Clara frissonna. Elle avait failli oublier les apparitions dignes d'un film d'horreur et celles de l'enfant, qui se manifestaient un peu trop souvent depuis peu. L'Ange songeait à des esprits de défunts, mais ne se risquait pas à tirer des conclusions hâtives sur les raisons de leurs apparitions. Clara parvint à lui soutirer quelques éléments de réponse qui ne la rassuraient pas : de toute évidence, la violence et le manque de discrétion avec lesquels ils se manifestaient n'auguraient rien de bon.

Elle souffla, déjà épuisée alors qu'elle n'était pas encore levée.

— Un peu de répit, c'est trop demander ? murmura-t-elle pour elle-même.

La fenêtre vola en éclat.

On dirait bien.

Un Fossoyeur pénétra dans la pièce, puis, plus rapidement que la lumière, assomma Clara et l'emporta avec lui.

Les Fossoyeurs (L'Hybride, livre 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant