Chapitre n°2 : 20 filles

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Je me sers de salade, un sourire aux lèvres. La dose de compliments que j'ai reçus me fait toujours chaud au cœur, et je frissonne en y repensant.

Même si je sais qu'ils ne suffiront pas à briser la glace dont il est entouré...

Je suis gaie. Voilà. Tout cela m'a mis de bonne humeur.

Demain, mon père va lancer un prototype que je pourrais essayer la première. Bien évidemment. Bon, il y a quand même quelques petits points négatifs comme les six retouches qu'il a fait alors que j'avais tout revérifié une bonne centaine de fois pour qu'il ne trouve rien à redire. Certes, c'est agaçant. Mais ses compliments ont balayé le reste. C'est pour ça aussi, que j'adore mon père. On a la même passion. On se comprends. On a le même caractère bien trempé de battant. Lorsque maman est morte, on s'est soutenu dans l'épreuve. On s'est relevé, tous les deux, la tête haute. Je me suis brisée en secret.

Je fixe mon assiette. Ma salade vert foncé tranche avec le blanc de la céramique. Elles sont toutes comme ça. Les salades. D'un vert choisi en laboratoire. Toutes les feuilles sont de la même taille. Toutes ont le même goût. Et toutes sont produites en labo. En magasin, on peut même choisir le taux de saveur. Aucune imperfection n'est tolérée. J'ai peur que dans dix ans, l'on soit tous comme des salades. Ma comparaison me fait sourire, et je me mets à rire silencieusement dans mon assiette. J'ai l'impression de me forcer.

Comme j'ai de la réticence à ingurgiter le légume, je pose mes coudes sur la table et observe la pièce autour de moi. Oui, cette pièce dont je connais les moindres recoins, j'ai besoin de la contempler. De l'examiner. Mon regard glisse sur l'immense baie vitrée qui donne sur les milliers de buildings recouverts de néons qui constituent la ville. D'ici, on peut voir tout le quartier des affaires. La pointe effilée de la banque. Le cou torsadé du siège de la Bourse. La tour aux facettes noires hérissées de pointes du QG des forces armées. Petite, je m'asseyais souvent devant cette vitre, pour admirer les lumières du soir. Le fait d'habiter au sommet d'une des plus grandes tours de la ville, Incarnat, donne une impression d'immensité. De liberté. On a le monde à ses pieds. Sournoise illusion.

Je porte un verre d'eau à mes lèvres en détaillant le mobilier, l'écran plat encastré dans le mur, le sol de dalle gris foncé, les fauteuils d'un blanc immaculé... Un luxe distingué, discret. Oui mon père a de l'argent. Beaucoup, beaucoup moins qu'avant mais toujours. Je vis dans la facilité, l'opulence. Je ne manque de rien. Matériellement. Je devrais être heureuse.

Mon regard revient sur mon père, qui mange en silence. Il porte un costard blanc dont il a retroussé les manches, assorti d'un t-shirt noir. Impeccable. Tout comme sa coiffure, d'ailleurs. Ses cheveux sont ramenés en arrière avec du gel. Pas un ne dépasse.

Il lève les yeux vers moi et nous nous dévisageons un instant. Il y a quelque chose de perçant dans son regard, dans ses traits, qui montre qu'il a souffert. Même s'il fait tout pour le cacher. Une ombre dans ses yeux gris, un effet dans son visage, comme une cicatrice, que je reconnaitrais maintenant entre milles. Et je sais pertinemment ce qu'elle signifie. Que la souffrance a posé son sceau.

Je le sais, parce que je l'ai aussi. J'ai cette impression différente. J'ai ce regard coupant. Ce regard, que je n'avais pas avant. Et maintenant que je la porte, je suis capable de reconnaître cette trace dans le visage de n'importe qui. C'est terrifiant et déroutant à la fois. Je ne sais pas quoi en penser.

P'pa prend la tablette de verre transparent où s'affiche un menu de statistique. Il le regarde tous les jours. Il le fait défiler tous les jours. Son visage se referme tous les jours, et tous les jours je me rappelle que je ne suis pas libre. Que personne ne l'est.

Mon pays est sous dictature.

Nous sommes dans un monde de guerre.

Nous sommes dans un monde instable, voué à la destruction.

Expérience 21Où les histoires vivent. Découvrez maintenant