Chapitre 25.1

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Les grilles de Montsouris avaient disparu, sans doute emportées par quelque gang, pour fortifier quelque repère. Calisté laissa l'ancienne station Cité Universitaire à main droite et poursuivit vers l'ouest sur le boulevard Jourdan, le long des décombres du muret qui jadis entourait le parc. La zone était déserte, dangereuse, dominée par les gangs de Sans, ces rebuts de la néo-parisianisation que les sélections avaient écartés : sandoms errants, banlieusards illégaux, bigots forcenés, réfractaires ou allergiques au bionet, dégénérés de toutes sortes... Beaucoup avaient préféré le sous-sol à l'exil, l'agonie probable à la mort certaine. Dénués de tout espoir, privés de toute lumière, ils avaient embrassé une foi composite, tricotage décadent de vieilles lunes héritées des religions interdites. Ils coexistaient dans une forme d'anarchie tribale peu hiérarchisée, violente et barbare, pratiquant le troc, l'esclavage, le meurtre et la rapine. Les Hans s'en méfiaient comme de la peste ; les Novos en faisaient leur gibier, pour se distraire, ou leurs esclaves. Mieux valait s'en tenir à bonne distance.

Si ses calculs étaient bons, l'obélisque était tout près, pile dans son nord. Elle bifurqua vers le parc, enjamba le muret, toujours sur le plus grand qui-vive, vérifia une fois de plus qu'elle n'était pas suivie et s'engouffra sous les branches noueuses d'une forêt d'arbres morts, dont les plus hauts spécimens semblaient affleurer sous le plafond opaque du vieux Paris. Autour d'elle, tout exhalait un parfum de cimetière végétal, de lente décomposition. Elle frissonna.

Ses pas crissèrent sur les pelouses mortes jonchées de feuilles craquantes, brisant le silence macabre qui pétrifiait le paysage. Alertée par son propre bruit, elle ralentit le pas jusqu'à presque s'arrêter et continua sur la pointe des pieds... Ses capteurs photo et thermosensibles ne lui signalèrent aucune présence. Quelques bruissements, indistincts et lointains, semblaient démentir ses instruments. Mais ce pouvaient être toute sorte d'insectes ou de petits animaux, rongeurs, chauves-souris, batraciens ou reptiles, qui se seraient adaptés à l'absence de lumière ; ou bien des Sans, maraudeurs, cueilleurs ou chasseurs en vadrouille, silencieux et camouflés, en quête de champignons, d'insectes ou de menu gibier...

La mire sud du méridien, un obélisque de quatre mètres coiffé d'un cylindre percé, prit forme devant elle. Il était couvert d'une étrange pellicule de lumière, une lueur à peine visible, qui attirait les insectes du voisinage. Calisté s'approcha en silence, intriguée par cette radiation atypique. Elle l'effleura du bout des doigts et sentit une brûlure sur sa peau : c'était un lichen luminescent carnivore, qui utilisait la lumière comme appât. Elle sourit. Merveille de la nature, qui là où l'homme s'efface, partout reprend ses droits...

Une voix résonna soudain : « Magnifique, n'est-ce pas ? » Elle sursauta, pivota, mais ne vit rien. Le temps de lever les yeux, un sifflement textile fusait au-dessus d'elle et une silhouette noire tombait des nues, à trois pas devant elle. Elle bondit en arrière et se mit en garde. Un rire fusa, presque moqueur.

« Keep cool, petite sœur des hauteurs. C'est moi que tu cherches... Viens, tirons-nous d'ici, l'endroit n'est pas sûr. Il y a beaucoup de passage dans le coin, une vraie cour des miracles. »

La voix était jeune et fluide, franche et relaxe, avec un léger accent des étages inférieurs. Pas le ton qu'on s'imagine d'un conspirateur patenté, encore moins d'un terroriste notoire. Trop amical ? Sans doute pour ses oreilles à elle, trop habituées au feutre de Sky City, mais pas étonnant ici-bas... Sans compter que cet homme était un vrai caméléon, qui avait échappé au monitoring social et au profilage de l'Opus. Elle ne devait pas se laisser embrouiller par ses manières, qui avaient dupé jusqu'aux algorithmes comportementaux les plus avancés... Une vague d'appréhension la traversa, comme un trac soudain, qu'elle étouffa d'une inspiration plus profonde... Une chose après l'autre. D'abord, l'identifier.

« Tu voulais me rencontrer, me voici. Tu peux voir mon visage, je voudrais voir le tien aussi. Sans ça, nous n'irons nulle part. »

Elle avait dit ça sur un ton amical mais ferme, non négociable. Ça le fit sourire. Il reconnaissait bien là les manières de ceux de la haute, toujours prompts à donner des ordres et se faire obéir. Il s'approcha à un pas de distance et écarta le masque sombre qui voilait ses traits. La faible lueur que dégageait la stèle suffit à l'éclairer. C'était bien le visage qui avait déferlé sur les médias, un rien plus fatigué, barré d'un grand sourire. Artifax Torr, alias Brø, en chair et en os. Sa tension baissa d'un cran, elle sentit ses épaules se relâcher.

« Alors, princesse, satisfaite ? lâcha-t-il, badin. »

Son ton la fit grincer... Princesse ! quel petit con !...

Con mais plaisant !... dut-elle pourtant s'avouer, sentant un sourire, malgré tout, tendre l'arc de sa bouche...

« Très bien, mon bon. Allons-y. » renvoya-t-elle, exagérément hautaine.

Il apprécia la réplique. Pas si coincée, pour une fille de la haute.

Ils mirent cap au nord-ouest, d'un pas silencieux.

« J'ai un abri à cinq minutes d'ici. Mais nous devrons zigzaguer en chemin, pour éviter la tranchée de l'ancienne petite ceinture, ainsi que tous les bâtiments construits à l'intérieur du parc. Ils abritent des tribus, qui surveillent en permanence leur territoire. Tu ne les vois pas, tu ne les entends pas, mais ils sont bien là. Ils épient nos moindres gestes. J'ai obtenu un droit de passage, limité et périphérique, en échange de quelques services. On les dit tous dégénérés, sans foi ni loi. Mais c'est exagéré : avec certains, on peut s'entendre... Bien sûr ils ignorent tout de mon petit nid, sans quoi ils auraient vite fait de le détruire. Ils ne tolèrent aucune installation concurrente, même provisoire, qui pourrait dégénérer en implantation rampante et rogner leur espace vital... La stèle a un statut à part. Elle fait l'objet de divers cultes, qui vont du « très primaire » au « complètement barré », mais pour avoir la paix, les tribus locales l'ont déclarée zone libre. Chacun peut y accéder, sous réserve de ne rien tenter pour se l'approprier, et faire place nette en repartant... Bon, place nette, c'est beaucoup dire, et ils se foutent souvent sur la gueule à ce sujet, mais c'est pas si pire... Bref, voilà pourquoi je t'y ai donné rendez-vous, et pourquoi on ne s'y est pas attardé. »

Calisté enregistrait chaque parole, tout en prenant des repères réguliers le long du chemin. Elle connaissait bien les mœurs des tatoués du sous-sol, chinois autant que russes, mais ignorait presque tout des Sans, à part la vulgate qui courait à leur sujet, dont elle savait bien que c'était un fatras de légendes urbaines. Ils représentaient sans doute le plus grand danger qu'elle puisse rencontrer ici-bas, et elle se réjouissait d'en apprendre un peu plus sur eux.

Ils s'approchèrent d'un groupe de grands chênes dont les hautes branches étaient encore couvertes de feuilles mortes, qui n'étaient pas tombées faute de vent. D'un buisson voisin il extrait une corde et la lança autour d'une branche basse.

« Va falloir grimper. J'ouvre la voie, tu n'auras qu'à suivre. »

Il se hissa en un éclair, sans effort apparent, avec l'agilité d'un singe. Elle le suivit du mieux qu'elle put, le long de la corde d'abord, puis de branche en branche, très haut. Ils atteignirent enfin son abri.


Néo ParisWhere stories live. Discover now