Chapitre 10

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« Aucune piste ? Impossible ! lâcha Cécil. Il y a forcément eu contact. Il y a donc forcément trace de ce contact. Que tu n'aies rien trouvé est une autre question. Cela prouve au moins l'adresse de notre ennemi. »

Dokan ne pût réprimer un sourire, qu'il fit de son mieux pour teinter d'amertume, puis reprit :

« Aucune brèche, Pater. Nulle intrusion, pas le moindre contact suspect. Les logs de cette fille sont immaculés et je suis remonté si loin dans ses mémoires implantées que c'en devenait absurde. Nous avons retracé l'ensemble de ses contacts jusqu'au 5e degré, sur les vingt-quatre derniers mois, sans aucun résultat probant... Mais il nous manque encore le rapport d'autopsie des coroners de l'Opus, et en particulier le volet concernant son implant. Nous y trouverons peut-être quelque chose d'intéressant.

— Je n'ai pour l'heure que des résultats partiels, que je viens de recevoir, mais ils n'apprennent rien de vraiment nouveau, si ce n'est quelques détails techniques sans grand intérêt... En résumé, Xilien et Lakti – c'est le nom de la fille – avaient engagé une session de synto-sex, ce qui signifie, comme tu le sais certainement, qu'elle partageait avec lui toutes ses sensations corporelles. Suivant un protocole encore inconnu, l'implant de la fille est brusquement parti en boucle, lui a saturé la cervelle puis a fondu. Il n'en reste presque rien d'exploitable... Comme ils étaient syntonisés, Xilien a tout pris à l'identique, et son implant s'est également emballé. Le tout n'a pas pris dix minutes, mais ce temps a dû leur paraître une éternité... Le processus est en partie similaire à ce qu'on observe sur nos troupes d'élite, quand elles dépassent les limites. À la différence notable que nos hommes sont multi-implantés et dopés au plus haut degré, donc par nature instables, alors que cette fille était mono-implantée et micro-dosée en Q. Nous pensions ce phénomène impossible dans une telle configuration. De toute évidence, nous avions tord...

— Si Low Tech maîtrise vraiment la saturation, cela représente un danger bien supérieur à nos pires estimations, dit Dokan. Tout implanté, quel qu'il soit, où qu'il soit, deviendrait une cible potentielle. Cela pourrait s'avérer catastrophique. Il faut agir vite, peu importent les preuves et les procédures, nous savons bien d'où vient le coup. Il faut tout rafler sans tarder. Nous ferons le tri après ! »

Cécil le regarda par en-dessous, fixement, et un bref rictus déforma son austère visage.

« Prend garde, Dokan. Trop vouloir, c'est mal vouloir. L'excès, en cette matière comme en toute autre, est nuisible. C'est une spirale insidieuse qui déséquilibre la pensée et brouille la perception de la réalité. Rester au point d'équilibre est une exigence vitale quand on fait face au danger. »

Dokan acquiesça servilement – il connaissait le couplet, que le Pii lui avait servi jusqu'à la nausée – et attendit que Cécil reprenne :

« Rien ne garantit que ce Brø soit lié à tout ça. Ni lui, ni Low Tech en vérité. La revendication pourrait n'être qu'un fake : manipulation organisée, récupération opportuniste, délire fantaisiste, tout est possible... Le coup pourrait même venir de chez nous : ambition, jalousie, rivalité, stupidité, j'en ai tant vu que plus rien ne saurait m'étonner. La soif de pouvoir rend l'homme capable de tout, surtout du pire.

« Quoi qu'il en soit, traquer Low Tech ne peut que servir nos intérêts, et nous allons nous y employer. Mais enquêter reste un objectif prioritaire, et nous allons y affecter les plus importantes ressources. Et si malgré tout le SRS échoue, l'Opus prendra le relai. Et l'Opus trouvera, sans l'ombre d'un doute. »

Dokan n'aimait pas la tournure que prenait la conversation, peu lui importait tout cela. Il dévia vers ce qui l'amenait vraiment :

« Je m'inquiète pour demain. Le Conseil qui vient de s'achever doit nous faire réfléchir. Toutes tes propositions ont été rejetées. Elles divisent les conseillers et mettent nos alliances en péril... Tu sais combien j'ai préparé la succession de Xilien. J'ai approché chacun et j'en ai convaincu beaucoup. Tu serais surpris de l'étendue de mes soutiens... Les votes vont naturellement se diriger vers moi et assurer aux Kaän une victoire sans bavure, peut-être même dès le premier tour. Mais si tu maintiens tes velléités, tu risques de tout faire capoter, et nous risquons l'échec total. La primature pourrait nous échapper. »

Cécil le toisa froid.

« Je connais tes plans, Dokan. Tes manœuvres, tes soutiens, ton influence... Mais ton heure n'est pas venue, et il faut que tu l'acceptes. En tant qu'aîné de ta génération, tu es destiné à inaugurer une ère nouvelle, mais pour ce faire, tu dois être préservé. Ton heure est proche, mais elle n'est pas encore venue. Comprend que ce qui se profile à court terme, c'est une bien sale crise et un bien sale boulot. Ça ne va pas s'arrêter comme ça, parce qu'on lance quelques rafles et qu'on arrête quelques pantins. Low Tech est profondément enkystée dans le corps social de Néo Paris, l'en extirper ne sera pas mince affaire. Cela va représenter une purge que tu n'imagines pas. Une saine purge, certes, mais une sacrée purge quand même. Sans parler des dommages collatéraux, des bavures inéluctables, des dérapages incontrôlés... Tu dois te préserver de tout ça, pour ne pas te compromettre. Tu dois me laisser faire place nette, c'est ton intérêt le plus évident, ainsi que celui du clan... Il est vrai que tu ne peux te désister, puisque cette élection se déroule sans candidature. Mais demain, avant le vote, tu pourras te faire le plus discret possible, et par ton attitude signifier à ton camp que tu t'effaces devant mon autorité et les nécessités qu'imposent les événements. Et au cas où tu serais élu malgré toi, tu pourrais encore faire valoir une clause de désistement provisoire à mon profit, comme tu en as pleinement le droit. C'est la seule solution. Réfléchis, Dokan ! Si tu y mets le meilleur de ton esprit, je suis convaincu que tu comprendras et que tu accepteras ma stratégie. Il n'y en a aucune autre qui vaille.

— Et passer pour un nigaud jusqu'à la fin des temps ? Dokan-le-Faiblard, le primat d'opérette qui s'aplatit devant Low Tech et s'effaça derrière le Pii ?... Non, Cécil, n'y pense même pas ! Tu ne peux pas me demander cela, tu n'en as ni le droit ni le pouvoir. Tu n'es plus de la famille, tu ne présides plus à la destinée des Kaän, tu ne règnes plus sur la politique des clans. « Moi, c'est l'Opus et rien d'autre », tu l'as suffisamment répété pour t'en souvenir maintenant. Selon nos règles, dès demain, le nouveau Primat de Néo Paris, sixième à ce poste, quatrième issu du clan Kaän, ce sera moi ! Tu n'y pourras rien changer. Mon heure est peut-être venue trop tôt à ton goût, mais personne ne choisit son heure. C'est ainsi. C'est le destin.

— Le destin est une fable que se racontent les faibles d'esprit pour expliquer ce qu'ils ne comprennent pas. Il n'y a pas de destin, il n'y a qu'une suite de causes et de conséquences, d'actions et de réactions, qui font l'histoire du monde. Tu es dans l'erreur, Dokan, une erreur que je ne te laisserai pas commettre.

— Et que pourrais-tu bien faire ? rétorqua Dokan, soudain bravache. C'est la force de nos institutions que d'empêcher toutes les tractations et manigances électorales qui ont ruiné les régimes du passé... Tu connais le programme, tu l'as, en ton temps, approuvé et voté : ce soir, isolement et réflexion ; demain, vote sans débat. L'élection sera officialisée dans l'heure et j'entrerai en fonctions avant la nuit. Rien ni personne ne saurait y changer un iota...

— Tout reste possible, Dokan, tant que le vote n'a pas eu lieu. Et tout peut arriver. Ta clique de puceaux écervelés ne tiendra pas longtemps face aux événements.

— Quels événements ?

— Ce n'est que le début, Dokan, je te le répète, et le plus dur reste à venir... De sombres jours nous attendent, j'en ai la certitude. Être élu Primat dans ces conditions ne te servirait à rien.

— Hier, je le voulais sans le pouvoir ; demain, je le serai sans même le vouloir. Je le répète : les dés sont jetés. Les causes et les conséquences, comme tu dis si bien, ont fait leur œuvre. Mon tour est venu, il n'y a rien à ajouter ni à retrancher.

—C'est ce que nous verrons, conclut le Pater, lourd de sous-entendus, entournant les talons...


Néo ParisWhere stories live. Discover now