Chapitre 21

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Chinatown, même reléguée en sous-sol, resterait toujours Chinatown. Aux pieds des tours des Olympiades, décapitées lors de la construction du Floor 1, trônaient la pagode à sept toits et la porte céleste, d'un rouge profond. Une artère piétonne les séparait, la seule, la dernière vivante avenue du Vieux Paris, où se pressait une foule bariolée. Avec l'enfouissement de l'ancienne capitale et la grande migration verticale qui s'en suivit, Chinatown était devenu le quartier le plus peuplé de l'obscur sous-sol néo-parisien, la seule zone figurant encore, vaguement, une ville. Les Han y régnaient en maîtres incontestés : ils faisaient la loi et maintenaient l'ordre ; ils frappaient la monnaie et levaient l'impôt. Commerce et artisanat y étaient fleurissant, talonnés par l'aquaponie et la culture d'insectes, qui nourrissaient la population du sous-sol bien au-delà du mur qu'ils érigeaient petit à petit autour de leur quartier, pour se protéger des gangs barbares et pérenniser leur pouvoir.

Calisté devait contacter le Cercle Rouge, la triade dominante qui patronnait le business souterrain et les trafics en tous genres. Mais d'abord, elle devait changer d'aspect. Sa combinaison anti-choc, un habit de travail, avait vite trouvé preneur sur la dalles des Olympiades, où se déployait le plus exubérant marché sauvage du Vieux Paris. Elle en avait tiré 200 dao, la monnaie locale. Lui restait à troquer ses habits de skycitizenne, trop exotiques, trop luxueux, contre une simple tunique de facture locale. Elle espérait même tirer 500 dao en plus de ce troc mal équilibré – les habits qu'elle donnait, en Acti-Tex connecté finement ouvragés, valaient bien mille fois la tunique qu'elle recevrait. Mais l'affreux dans son échoppe restait imperméable à tout argument et ne voulait la payer que de sourires. « Pas possible, pas raisonnable... Tes habits trop grands, usés, sales. Ma tunique neuve, bon tissu, couture solide... Et discrète... Même prix, bon troc... » Après cinq bonnes minutes d'un dialogue de sourd aussi souriant qu'exaspérant, elle fit mine de partir et s'intéressa à l'étal du voisin, qui lui lançait depuis un moment des œillades appuyées. Effet immédiat. Sentant le vent tourner, son affreux boutiquier changea de figure, insulta le voisin concurrent, la rattrapa par le bras et la ramena de force de son côté. Il marmonna mille choses qu'elle ne comprit pas, l'œil noir, la lippe mauvaise, dodelinant de la tête, l'air outré, et sortit de sous le comptoir un couteau de 100 dao à l'effigie du Cercle Rouge, qu'il lui tendit avec un sourire contrit, comme s'il se coupait un bras. La somme était ridicule, la ficelle évidente, mais Calisté avait déjà trop perdu de temps. Elle lui prit l'argent des mains et rafla au passage un masque hygiénique et un bandeau sur son étal. « Avec ça, c'est ok » lança-t-elle au maquignon excédé, qui n'avait rien perdu de sa rapine... Il la balaya d'un revers de main dédaigneux, comme on écarte une mouche agaçante. Elle se fendit d'un ultime sourire, salua et déguerpit.

Le pavillon du Cercle Rouge s'élevait au mitan de l'avenue, au fond d'un hutong militarisé réservé aux membres de la triade. Calisté fit un passage de reconnaissance sur le trottoir d'en face, le front bas, le pas détendu, l'œil en coin... L'entrée de la ruelle était barrée d'un portail laqué flamboyant, gardé par deux stoïques mastodontes siamois. Elle décida d'aller au plus simple : créer un incident et se faire embarquer. Une fois dedans, elle trouverait bien un moyen de faire valoir son rang et d'être conduite à qui de droit... Elle traça recta jusqu'au premier carrefour, traversa et prit à droite le long du mur d'enceinte.

Il était temps de se signaler. Elle activa un implant et scanna plein pot toutes les fréquences actives. Une puissante antenne couvrait la zone, relayée localement par une vingtaine de hotspots secondaires. Le Cercle et ses dépendances. Le système central était sécurisé dans les règles de l'art, elle n'en tirerait rien... Elle se lança donc à l'assaut des relais secondaires, avec un sniffeur un peu ancien, aux manières désuètes, qui se mit à harceler tous les ports de communication de toutes les machines qu'il rencontra. Les pare-feux détectèrent immédiatement la manœuvre grossière. L'impudent fut triangulé, localisé, et une alerte fusa vers la garde mobile, portant ordre de capture. Deux patrouilles se déroutèrent de leur itinéraire et se divisèrent en quatre groupes qui bouclèrent tout accès au périmètre. Le sous-off de chaque escouade, un mégaphone à la bouche, hurla sur la petite foule des ordres menaçants en un galimatias de créole franco-mandarin, le sinwa, typique du petit empire sous-terrain du milieu. La foule éparse se coagula en petits groupes compacts et homogènes, où chacun semblait se connaître, et peu à peu les regards convergèrent vers Calisté, restée seule, tapie dans le renfoncement d'une porte. Des patrouilleurs se détachèrent de leur groupe et vinrent au pas de charge l'encercler, gueulant et menaçant. Ne comprenant rien à ce qu'ils bavaient, elle leva les bras bien haut, lentement, calmement, croisa les mains derrière sa tête, mit un genou à terre, puis deux, et finit par s'allonger face contre terre aux pieds des gardes. L'un deux s'avança et lui écrasa un genou dans le dos. Il la menotta d'un zip éclair et la releva avec la délicatesse d'un gorille sous amphétamines. Il lui mit une claque à lui dévisser la tête et lui arracha masque et bandeau. Surpris par sa peau blanche et ses cheveux blonds, il resta un instant interdit puis lui mit une deuxième claque, moins forte, mais quand même. Puis lui hurla dessus : « Débranche, putain ! Débranche ! »

Néo ParisWo Geschichten leben. Entdecke jetzt